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malheureuse Pologne, et dont nous n’avons ici qu’une bien faible idée. Un écrivain polonais, alors même qu’il se trouve hors de son pays, n’est pas sûr que ses ouvrages n’attireront pas sur ses parens et ses amis des soupçons presque toujours mortels sous la domination moscovite. Il doit craindre de les exposer à des visites domiciliaires, à des changemens de résidence, à des rançons, et (ce qu’on redoute le plus) à de certains gages de fidélité exigés du gouvernement, et qui marquent à jamais d’opprobre et d’infamie aux yeux de ses concitoyens celui qui, réduit à cette triste extrémité, s’y résigne plutôt que de mourir.

La littérature, telle qu’elle est tolérée par la censure russe, ne présente aucun intérêt ; elle se borne presque toujours à des traductions de romans inoffensifs et qui traitent des sujets les plus étrangers aux questions qui agitent les esprits. Il n’y a point place pour de pareilles productions dans la littérature vraiment nationale. En face du deuil public et des plus hautes préoccupations, de quel œil serait vu l’homme qui, dans quelque œuvre futile, détournerait sa pensée de ce qui doit la remplir sans cesse ! Cependant cultiver sérieusement la philosophie, la poésie, c’est s’exposer à la plus odieuse surveillance. On préfère donc se taire ou s’occuper d’industrie et de sciences exactes, car on sait que la censure russe et autrichienne poursuit avec une animosité impitoyable toute idée qui lui semble contraire au régime politique établi. C’est ainsi qu’elle cherche à empêcher par tous les moyens l’introduction des livres polonais publiés en France ; cette rigoureuse interdiction s’étend même aux dictionnaires et aux livres de messe ; mais on a beau redoubler d’efforts : plus d’un volume, vendu clandestinement et payé à des prix excessifs, est lu avec la plus sympathique avidité. On redoute jusqu’à la réputation de l’écrivain, on proscrit son nom comme ses œuvres, et là encore on est vaincu par le sentiment national. Si l’on entendait quelqu’un prononcer le nom d’un auteur exilé, on le questionnerait tout de suite et dans les formes usitées ; on fouillerait sa maison, et, si l’on y trouvait des livres prohibés, il irait expier son imprudence au fond de la Sibérie. Peine inutile ! Le nom de Mickiewicz, la police voudrait le rayer de tous les cœurs, elle n’a pu que l’interdire à toutes les bouches.

Il est une dernière cause à l’anonyme gardé par les écrivains polonais. Les accens que ces hommes proscrits et dominés par un sentiment commun tirent des profondeurs de leur ame sont d’une nature trop élevée et trop pure pour ne pas dépouiller tout caractère individuel. Leurs œuvres, conçues loin des joies et des consolations de la famille, enfantées dans les douleurs de l’exil, sont la partie d’eux-mêmes la plus chère, et ils tiennent plus à la pensée qu’ils y ont déposée qu’à la célébrité qui peut s’y attacher. Leur nom leur est moins précieux que leurs idées ; ce sont ces idées qu’ils voudraient surtout fixer dans les mémoires et dans les cœurs, et c’est en vue d’un tel but qu’ils travaillent, qu’ils pensent et qu’ils souffrent. Étienne Garczynski était si peu préoccupé de se faire un nom, qu’il lui suffisait d’épancher son ame en secret. Lui-même il s’ignorait peut-être. Combien de pages senties et belles, condamnées à l’oubli, si le hasard ne les avait révélées à son ami Mickiewicz ! Et cependant ils s’aimaient, ils vivaient depuis long-temps ensemble ! Poète-philosophe par excellence, Garczynski a succombé aux peines de l’exil, mais il a laissé dans la Jeunesse de Venceslas une trace ineffaçable de ce que peut souffrir une ame qui sent les droits éternels de sa nation, et ne trouve dans la religion et la philosophie