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Nous touchons à la troisième époque de la littérature, à celle que M. Mickiewicz appelle messianique, révélatrice, à cause de son caractère prophétique et social. La poésie de cette époque descend immédiatement de celle qu’il nomme primitive ou latente. Rompant avec les habitudes serviles de l’école intermédiaire, l’école nouvelle se retrempe aux sources de l’élément slave ; elle produit des ouvrages sérieux et originaux. Cette littérature commence au moment où s’achève la vie politique de la Pologne ; elle écrit ses premières strophes sur la dernière page de son histoire.

Les trois grandes familles qui composent la Pologne, les Polonais proprement dits, les Lithuaniens et les Ruthéniens, unis d’esprit et de croyance, aspirant à une même régénération, sentaient le besoin d’interprètes qui formulassent leurs pensées. Après avoir copié, on voulait redevenir soi-même ; on s’étudiait, on se rapprochait pieusement des traditions antiques. Agitées par les idées nouvelles qui demandaient à se faire jour, à prendre vie et forme, les ames étaient travaillées d’un malaise général. Cette attente solennelle, ces vœux confus, se traduisent avec grandeur dans l’apostrophe suivante à la Pologne : « Tu n’as pas eu, jusqu’à présent, de poètes qui pussent embrasser ton ame tout entière, et représenter dans une seule image comment le souffle divin et l’humanité se sont manifestés en toi. Les chants de tes vierges, les psaumes de tes prêtres, les cris de tes camps et de tes diètes, le froissement de tes épis dorés et de tes armes, le son triomphal de tes trompettes, le bruit de tes chaînes et les gémissemens de tes mourans, sont un seul et même hymne dont l’harmonie et l’élévation ne seront comprises que de celui-là qui saura se placer assez haut pour les entendre[1]. »

Il s’est trouvé un homme dont le génie s’est élevé à cette hauteur désirée. Il résume en lui les croyances antérieures et les aspirations présentes. Prêtant l’oreille aux voix qui, de toutes parts, montaient à ses côtés, il voulut en être l’écho, et commença l’œuvre de la poésie nouvelle. Le premier, il osa braver les préjugés littéraires et en affranchir la muse moderne. Ses forces étaient au niveau de sa tâche ; il l’entreprit avec courage, et la poursuivit avec une puissance qui devait triompher de tous les obstacles. Cet homme est Adam Mickiewicz. Le drame des Aïeux, le poème de Grazyna, les romances et les ballades puisées dans les légendes populaires, ont vivement révolté les partisans obstinés de la littérature d’imitation ; mais la jeunesse les salua avec enthousiasme son généreux instinct ne la trompait pas. La vie publique commençait à se manifester, rajeunie et puissante, dans une langue pleine de vigueur, d’harmonie et de précision ; les douleurs nationales trouvaient enfin leur voix ; la muse se faisait énergique et grave ; les luttes que jusqu’ici elle avait soutenues contre le gouvernement, et qui la forçaient de descendre parfois aux allures du pamphlet, prenaient enfin des proportions plus nobles ; les traits satiriques, les allusions, faisaient place à des chants d’un caractère élevé et plus menaçant que l’ironie.

La Pologne eut alors, comme la France, ses romantiques et ses classiques. Les adeptes de la muse païenne traitaient de profanation ces chants religieux

  1. Cette apostrophe est tirée d’un écrit de Brodzinski, le Message aux Frères dispersés.