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soin en présence d’une poésie qui, même connue, court encore le risque de rester incomprise. C’est aussi par le commentaire et la traduction que nous débuterons dans cette voie, où nous espérons être suivis. Ici, d’ailleurs, la curiosité littéraire n’est pas seule en jeu : il y a quelque chose de plus grave. L’esprit qui anime les poètes émigrés de la Pologne (et c’est un premier trait distinctif qu’il importe de noter chez eux) est le même esprit qui agite si profondément les races slaves. Leurs chants sont populaires, dans le sens le plus juste à la fois et le plus élevé : on les accueille avec enthousiasme, on les répète avec larmes, et leur voix est aujourd’hui la seule voix de la patrie. Une semblable puissance n’appartient qu’à des accens vrais. Toute une nation, d’ailleurs, ne saurait se tromper, et, pour qu’elle se passionne à ce point, il faut qu’entre eue et ses poètes il existe une intime communauté d’idées et de souffrances. C’est ce qui se passe, en effet, sous nos yeux, dans la grande famille slave. La poésie y remplit une sorte de sacerdoce. Éprouvée par le malheur, pleine de la sainteté de sa cause et de la pensée d’un secours providentiel, la Pologne est attentive à la parole inspirée des Mickiewicz et des Zaleski comme à celle d’harmonieux prophètes envoyés par le ciel pour lui indiquer les routes mystérieuses de l’avenir. La langue qu’ils lui parlent, les événemens l’ont préparée à l’entendre ; pas un mot, pas une note n’est pour elle perdue dans leurs hymnes de douleur. Pleurant sur une même chute, les poètes et la foule aspirent à un même réveil, et à son recueillement sérieux, au silence fervent avec lequel elle les écoute, on sent que la nation a reconnu dans leur voix le cri inespéré de ses besoins, de ses pensées, de ses ardeurs.

Cette influence, les écrivains polonais l’exercent même du sein de l’exil. Le souffle de la guerre et de la proscription a dispersé loin de la Pologne une phalange de chanteurs dont les accens lui reviennent de divers points de l’Europe, de l’Italie, de la Suisse, de la France surtout. C’est ainsi que, dans les années qui suivirent la révolution de 1789, des noms chers à la muse française se faisaient jour à la célébrité sur la terre étrangère. Châteaubriand esquissait la première ébauche de son Génie du Christianisme au pied de l’abbaye de Westminster, Mme  de Staël promenait les rêveries passionnées de Corinne sous les ombrages de Coppet ; mais, on le comprend, il n’y a là aucun rapprochement ultérieur à établir. Sous l’empire, la pensée nationale n’avait point émigré ; elle s’était plutôt incarnée dans la personne de Napoléon. La poésie alors, c’était la guerre. Arrêtée partout ailleurs en son essor, elle prenait un entier développement dans la glorieuse sphère des luttes et de la conquête. De nos jours, au contraire, son action a cessé en Pologne, sur le terrain des armes, mais elle continue avec énergie dans l’arène littéraire, et ici les blessures qu’elle fait à l’idée russe, pour être moins apparentes, n’en sont pas moins profondes. Le gouvernement le sent bien ; aussi est-il attentif à paralyser par la censure les forces de son irréconciliable et toute-puissante ennemie.

On ne s’explique bien cette toute-puissance que lorsqu’on se rend compte de l’action qu’a exercée de tout temps la poésie en Pologne. Nous ne nous arrêterons pas à cette poésie primitive de contes et de légendes, à cette littérature que Michiewicz a appelée fossile ou latente, « parce qu’elle est déposée tout entière dans l’ame du peuple et n’apparaît que rarement à la surface de la publicité. » Nous ne ferons que mentionner en passant le chant de Boga Rodzica,