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matérielle qui pèse sur les consciences de tout le poids du dogme et de la hiérarchie en une église spirituelle qui réunisse tous les croyans dans la plus large fraternité. Malheureusement M. de Schelling veut bâtir cette église invisible après laquelle il soupire, non pas sur les sentimens les plus clairs, sur les notions les plus droites de l’humanité, mais sur les combinaisons les plus profondes et les plus artificielles d’une vaste intelligence ; les portes du temple dont il se fait l’architecte ne s’ouvriront qu’aux ames d’élite ; la foule s’arrêtera dans les parvis, aussi muette qu’autrefois, sous le joug absolu d’une croyance dont elle n’aura pas la raison.

Voyez aussi ce qui arrive de cette lutte engagée contre l’activité de son siècle. Du haut des sommets où M. de Schelling a placé sa doctrine, tout lui paraît en bas insignifiant ou mesquin. Ce grand travail des gouvernemens et des peuples vers une constitution nouvelle de l’église, il le dénigre et l’accuse d’avance d’une impuissance absolue. Quelle que soit l’imperfection de l’ordre présent, il s’y tient par indifférence ; il attend, immobile et résigné, que les évolutions métaphysiques de la pensée amènent enfin cette véritable catholicité qui sera « l’église » et non pas « une église ; » il dédaigne tous les progrès pratiques qui semblent au commun des hommes devoir hâter un si désirable événement. Puisque cette « sorte d’église, » née dans le temps et pour le temps, est encore si loin de devenir l’église de l’éternité, qu’importent les formes extérieures, qui passent et périssent ? L’unique intérêt, c’est que l’état conserve son droit de surveillance et maintienne sa suprématie au-dessus de toutes ces formes transitoires. Ce n’a point été par hasard ou par complaisance que la réforme a subi dès son début la domination des princes, ç’a été un bienfait de la Providence, qui voulait protéger contre elle-même cette communauté défectueuse. L’état représente l’intelligence universelle tout au moins dans le for extérieur ; que l’église, au lieu d’être une fraction de cette intelligence, en soit l’expression complète, qu’elle la représente effectivement dans le for intérieur, et l’église sera libre, c’est-à-dire qu’elle sera l’égale de l’état. Ce ne sera point l’état qui l’affranchira ; elle puisera son indépendance en elle-même du jour où elle cessera d’être une règle particulière pour devenir la règle de tous, pour donner à toutes les consciences le dernier mot qu’elles demandent. Jusque-là faut-il donc que l’état, souverain protecteur et gardien responsable de l’avenir, laisse ce qu’il y a maintenant d’église s’abîmer et succomber sous le choc des opinions contraires ? Faut-il que la force de l’état, son expérience du monde, sa notion générale du droit, sa claire connaissance des élémens et des rapports de la vie humaine, faut-il que tout cela s’anéantisse pour obéir aux exigences d’un pédant dont les livres auront desséché le cœur et l’esprit ? Pour risquer une expérience de plus, l’état consentira-t-il à laisser ensevelir ces vérités, qui faisaient le salut et la félicité de nos pieux ancêtres ? Changera-t-il les institutions qui ont produit des fruits certains contre des inventions qui remettent tout à la décision de la foule, et presque ainsi à la vigueur du poing ? L’état enfin sera-t-il si injuste, si tyrannique, lorsqu’en accordant toute liberté aux recherches spéculatives qui ne prétendront point à l’action publique, il traitera pourtant des doctrines séculaires avec plus de faveur que des doctrines de la veille ? Eh quoi ! d’ailleurs, on affirme qu’un établissement nouveau rendrait quelque solidité à l’église protestante d’Allemagne ; M. de Schelling ne se refuse pas à l’admettre ; qu’en veut-on conclure ?