Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/327

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Voulez-vous, me dit l’Espagnol quand nous arrivâmes près de la cabane de Cayetano, lui demander l’hospitalité pour cette nuit ?

— Non, répondis-je ; je n’ai, jusqu’à présent, été primer espada nulle part, j’ai par conséquent les nerfs plus délicats que les vôtres, et cet homme, qui dans l’espace d’un ana versé quatre fois le sang humain, me fait horreur.

— Comme vous voudrez, dit mon compagnon.

La campagne était silencieuse tout à l’entour de la hutte. Les hôtes du lac dormaient au fond de la vase, les roseaux seuls mêlaient leurs soupirs aux bruissemens du feuillage. Le galop de nos chevaux retentissait au loin. En passant à quelque distance de la cabane, je vis Cayetano se mettre sur la porte, attiré par le bruit. Il nous reconnut et s’écria :

— Eh bien ! seigneur Anglais, vous manque-t-il quelque chose ?

— Non, répondit l’Espagnol, et je vous attends pour régler nos comptes.

— Ah ! reprit Cayetano, vous me devez au moins un cierge pascal, votre or l’a échappé belle. Bonne nuit, et rappelez-vous que la contrebande, comme la guerre, a de cruelles nécessités.

Je n’oublierai jamais l’accent railleur de cette voix au milieu des ténèbres. Il y avait dans la froide ironie du meurtrier quelque chose de plus terrible encore que dans les éclats de sa colère. Je piquai des deux, et j’eus bientôt perdu de vue cette cabane que j’avais trouvée le matin si riante et si pittoresque, et qui m’apparaissait maintenant, dans l’ombre et le silence, redoutable et sinistre comme un lieu maudit.


GABRIEL FERRY.