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— Écoutez, me dit-il, je me suis trahi, mais je pense qu’avec vous mon étourderie sera sans inconvénient. J’exerce un métier dangereux, ajouta-t-il, non pas en faisant la contrebande, mais en ce que cette contrebande me permet de livrer les marchandises à plus bas prix que mes confrères, qui, par jalousie, m’auraient déjà fait assassiner, s’ils pouvaient se douter que je suis Espagnol. La qualité d’étranger, d’Anglais, est ma sauvegarde. Je sais propriétaire de compte à demi avec don Urbano de la goélette qui est près d’ici, et grace à la ruse que j’emploie, et que le sénateur confirme à qui veut l’entendre, l’ex-toreador, l'ex-primer espada du cirque de taureaux de Séville que vous voyez en ma personne, est en bonne voie de fortune et de prospérité.

Sur ces côtes lointaines, les douaniers mexicains professent le plus profond respect pour les contrebandiers à main armée. À l’aspect du nouveau renfort qui arrivait à Cayetano, ils crurent avoir donné au fisc une preuve de dévouement suffisante, et virèrent de bord avec un flegme admirable. En présence de cette manœuvre imprévue, la manœuvre de Cayetano devenait inexplicable. Il continuait à se diriger vers un endroit que le courage le plus désespéré, la témérité la plus folle ne pouvait espérer de franchir. C’était un point de l’île du Tiburon qu’on apercevait encore aux feux du soleil couchant, qui dardait de longs rayons rouges à travers des récifs aigus et serrés comme les dents d’une scie. De minute en minute, ces rayons s’éteignaient quand les brisans disparaissaient sous des tourbillons furieux qui montaient en gerbes bouillonnantes ou retombaient en cascades écumeuses. Un phoque seul aurait pu franchir ce redoutable écueil. C’est dans cette direction que s’avançait Cayetano avec une rapidité qui me donnait le vertige, et sans nécessité, puisque les ennemis avaient battu en retraite. Rien n’égalait l’angoisse du pauvre Espagnol. Une minute de plus, et sa fortune s’engloutissait.

— Oh ! s’écriait-il en se tordant les mains, fou que je suis ! j’aurais dû prévoir ce résultat, je devais m’y attendre ; cet homme est implacable !

— Mais quel intérêt peut-il avoir à exécuter cette étrange manœuvre ? demandai-je étonné.

— Quelles raisons ! s’écria l’Andalou, l’homme qui accompagne ce malheureux est son ami !

En disant ces mots, il se laissa tomber sur l’herbe. Je saisis la longue-vue qui s’échappa de sa main. Fasciné par ce spectacle effrayant, je ne pouvais en détourner les yeux. À quelque distance encore des récifs, au milieu de la brume enflammée du couchant, la barque de Cayetano bondissait de vague en vague comme un daim qui prend son élan pour franchir un abîme. Des deux malheureux qui la montaient, l’un se leva droit, pâle, puis sembla s’agenouiller et prier ; l’autre, c’était Cayetano,