26 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous rentrâmes en suivant la rue Hazanieh, qui nous conduisit à celle qui sépare le quartier franc du quartier juif, et qui longe le Calish traversé de loin en loin de ponts vénitiens d’une seule arche. Il existe là un fort beau café dont l’arrière-salle donne sur le canal et où l’on prend des sorbets et des limonades. — Ce ne sont pas, au reste, les rafraîchissemens qui manquent au Caire, où des boutiques coquettes étalent çà et là des coupes de limonades et de boissons mélangées de fruits sucrés aux prix les plus accessibles à tous. En détournant la rue turque pour traverser le passage qui conduit au Mousky, je vis sur les murs des affiches lithographiées qui annonçaient un spectacle pour le soir même au théâtre du Caire. Je ne fus pas fâché de retrouver ce souvenir de la civilisation ; je congédiai Abdallah et j’allai dîner chez Domergue, où l’on m’apprit que c’étaient des amateurs de la ville qui donnaient la soirée au profit des aveugles pauvres, — fort nombreux au Caire malheureusement. Quant à la saison musicale italienne, elle ne devait pas tarder à s’ouvrir, mais on n’allait assister pour le moment qu’à une simple soirée de vaudeville.
Vers sept heures, la rue étroite dans laquelle s’ouvre l’impasse Waghorn était encombrée de monde, et les Arabes s’émerveillaient de voir entrer toute cette foule dans une seule maison. C’était grande fête pour les mendians et pour les âniers, qui s’époumonaient à crier batchis ! de tous côtés. — L’entrée, fort obscure, donne dans un passage couvert qui s’ouvre au fond sur le jardin de Rosette, et l’intérieur rappelle nos plus petites salles populaires. Le parterre était rempli d’Italiens et de Grecs en tarbouch rouge qui faisaient grand bruit ; quelques officiers du pacha se montraient à l’orchestre, et les loges étaient assez garnies de femmes, la plupart en costume levantin.
On distinguait les Grecques au tahtikos de drap rouge festonné d’or qu’elles portent incliné sur l’oreille ; les Arméniennes, aux châles et aux gazillons qu’elles entremêlent pour se faire d’énormes coiffures. Les Juives, celles du moins qui sont mariées, ne pouvant laisser voir leur chevelure, ont à la place des plumes de coq roulées qui garnissent les tempes et figurent des touffes de cheveux. C’est la coiffure seule qui distingue les races ; le costume est à peu près le même pour toutes dans les autres parties. Elles ont toujours le gilet échancré sur la poitrine, la robe fendue et collant sur les reins, la ceinture, le pantalon (chetyan), qui donne à toute femme débarrassée du voile la démarche d’un jeune garçon, les bras sont toujours couverts, mais laissent pendre à partir du coude les manches variées des gilets, dont les poètes arabes comparent les boutons serrés à des fleurs de camomille. Ajoutez à cela des aigrettes, des fleurs et des papillons de diamans relevant le costume des plus riches, et