Et il l’emmène tout tremblant, et, bientôt après, des cris, des gémissemens, suivis d’un profond silence, annoncent que l’ordre du roi a été exécuté.
Certes, j’ai eu raison de dire que l’atrocité de cette fiction égale celle du fait historique. Ce qui suffit pour peindre l’époque, c’est que, dans la pensée du poète, le rôle assigné à Philippe II ne déroge nullement à la grandeur, à la majesté du caractère royal ; c’est que ce don Diégo de Cordova qui accepte si gaiement les fonctions de bourreau est présenté, non pas comme un satellite farouche, mais comme un jeune et noble courtisan dont l’enjouement et les saillies dérident parfois l’austérité de son maître. En exécutant l’ordre du roi avec un aveugle empressement, il croit remplir le devoir d’un loyal sujet. Le théâtre espagnol, ce riche dépôt des traditions et de l’histoire du pays, est rempli de traits semblables sur les idées étranges qu’on se faisait alors des droits du pouvoir royal, auquel on attribuait la faculté de rendre légitimes et louables tous les actes qu’il commandait, quelque détestables qu’ils pussent être en eux-mêmes.
Tels sont les fruits amers du despotisme. Une nation qui, au commencement du XVIe siècle, se faisait remarquer entre toutes par le sentiment exalté de sa grandeur et par l’ardeur de ses sentimens chevaleresques, qui avait devancé tous les autres peuples, à l’exception des Italiens, dans la culture brillante des lettres et de la poésie ; cette nation courbée sous le joug de l’inquisition, domptée, refondue, remaniée en quelque sorte par un tyran habile à étouffer tout instinct de liberté, en était rapidement arrivée à ce point qu’un crime semblable au meurtre de Montigny pouvait y être commis sans scrupule, sans hésitation, par les ministres réguliers de la justice, et que ce crime, devenu à peu près public, loin de révolter la conscience universelle, était rappelé, célébré sur le théâtre comme un des actes les plus mémorables de la vie d’un grand roi ! On sait où l’Espagne a été conduite par une telle subversion de toutes les lois morales ; on sait ce qu’elle a été encore de nos jours, sous un gouvernement dont les principes fondamentaux étaient ceux du règne de Philippe II. Si encore aujourd’hui, sous un régime auquel on a voulu donner de tout autres bases, tant d’incidens malheureux viennent rappeler dans la Péninsule le souvenir de ces tristes époques, gardons-nous d’en accuser les institutions nouvelles, que des esprits prévenus voudraient en rendre responsables. La liberté, la publicité, quelle que soit leur salutaire puissance, n’effacent pas en quelques jours les traces profondes creusées par des siècles de tyrannie. Il n’y aurait ni justice ni raison à leur demander compte des crimes que peuvent commettre, en les invoquant, des générations élevées à l’école corruptrice de l’esclavage politique et religieux.
L. DE VIEL-CASTEL.