des hommes, j’encourus leur dégoût. Un jour, à la suite de circonstances assez bizarres et qu’il serait inutile de vous raconter, le secret de mon état fut découvert par une jeune fille italienne du nom de Zerline, laquelle habitait une petite maison de la Friedrichsstrasse en compagnie de son vieux père, sorte de factotum à la Figaro, très fort sur la pochette et l’art de préparer des onguens, génie d’apothicaire dans la peau d’un maître à danser. Ces braves gens me témoignaient de l’intérêt ; j’exigeai d’eux la promesse d’un silence absolu et m’ouvris au père de Zerline. Depuis quelque temps en effet, je croyais m’apercevoir que les spiritueux n’agissaient plus, et je sentais avec horreur s’approcher l’heure fatale où toute communication cesserait irrévocablement entre le monde et moi. Voyez, dis-je à l’Italien, s’il y a quelque moyen d’aviser, et que nulle crainte ne vous arrête, car je ne consens à patienter qu’à la condition qu’une ressource extrême reste encore. Au premier abord, le bonhomme hésita : vaincu toutefois par l’idée de me réduire au désespoir, il me promit, sinon de me rendre en son intégrité un sens déjà si entrepris, du moins d’en retarder de quelque temps la perte définitive ; mais, avant de me livrer sa recette, il exigea de moi le serment que je ne l’emploierais que dans les cas extrêmes. Je jurai tout ce qu’il voulut, et le lendemain il me remit un flacon de cristal pareil à celui que vous venez de m’arracher. C’était de l’opium. Deux ans s’écoulèrent ainsi, pendant lesquels de célestes extases me furent données. Les portes d’or du paradis de Mozart et de Beethoven s’ouvraient pour moi de nouveau ; je n’avais qu’à vouloir, et ce sens frappé de mort une heure auparavant s’éveillait à des impressions mélodieuses d’une netteté, d’une vibration telles, que jamais l’oreille humaine en des conditions normales n’en perçut de pareilles. Hélas ! ce beau songe d’une nuit d’Orient ne pouvait se prolonger ! une semblable orgie devait finir ! Un soir, mon Italien me déclara qu’obligé depuis plusieurs mois de doubler et de tripler les doses, force était à lui de s’arrêter, sous peine, s’il continuait, de courir le risque de m’empoisonner. Il consentit cependant à me remettre encore cette fois le breuvage ordinaire, me suppliant de le tenir en réserve et de n’y toucher qu’avec une excessive discrétion. Je promis comme d’habitude, et déjà même je songeais à me retirer pour un mois ou deux à la campagne, lorsqu’en me promenant sous les arbres du Thiergarten, je vous rencontrai, cher Hoffmann. De ce moment, ma destinée fut accomplie. Vous alliez à la répétition du Freyschütz, et je n’eus pas la force de me séparer de vous qui m’entraîniez, à votre insu, vers l’abîme où je vais périr. l’idée d’entendre le Freyschütz, je ne me suis plus souvenu de rien ; je vous ai suivi. Du commencement à la fin, pas une note de perdue ; quelle joie ! ô Weber, c’est à peine si je songe au prix dont je l’ai payée, car, après avoir entendu hier ton chef-d’œuvre,
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