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moment où son oracle se taisait, le jeune homme essuya une grosse larme, et, tirant de sa poche un objet dont sous sa main crispée on ne pouvait distinguer la forme, fit mine de l’approcher de son verre.

Hoffmann avait suivi de l’œil le manège, de sorte qu’à un certain cliquetis imperceptible aux deux autres convives, il se retourna tout à coup, et saisissant au poignet le taciturne

— Halte-là, camarade, s’écria-t-il, vous ne voyez donc pas que votre verre est plein à déborder ? Que diable voulez-vous y mettre encore ?

À ces mots, le jeune homme rougit, et, tout en affectant de plaisanter, cherchait à dégager son bras de l’étreinte du conseiller de justice ; déjà même il allait réussir lorsque Hoffmann se prit à dire : « À moi, Samiel, hilf Samiel ! »

À ce moment, Devrient jugea convenable de se mêler à la querelle, et fixant son grand œil magique sur le disciple insoumis

— Mon garçon, dit-il, ici préside le conseiller de justice, et la résistance n’est pas de mise ; ainsi, rends-toi.

— Qu’à cela ne tienne, répondit alors le jeune homme, qui partit d’un éclat de rire forcé et jeta sur la table l’objet de la dispute. Hoffmann s’en empara ; c’était un flacon de cristal de roche à facettes diamantines ; il l’ouvrit, et, après l’avoir flairé, s’écria avec horreur et dégoût

— De l’opium ! aussi vrai que j’existe, de l’opium, et vous versez cela dans votre vin ; vous, jeune homme, à votre âge, de pareils excitans ! Mille tonnerres, c’est trop fort !

— Dieu me damne ! je crois, Hoffmann, que j’aimerais mieux ton élixir de salamandres, observa Devrient. Puis, se tournant du côté de Weber : La dernière fois que j’ai joué Shylock, j’ai essayé de l’opium, et, sauf une fièvre nerveuse qui m’a tenu cloué quinze jours sur mon lit, je m’en suis très bien trouvé.

— Je confisque la fiole, poursuivit Hoffmann empochant le corps du délit ; allons, garçon, un autre verre, et tâchons de nous comporter comme il faut. Buvons, messieurs, c’est du bourgogne vieux que je vous garantis pur de toute substance vénéneuse. Quant à vous, jeune homme, je vous engage à vous présenter demain de bonne heure chez moi, à l’effet de vous entendre sermonner d’importance.

— Hélas ! cher conseiller, reprit le jeune homme avec un douloureux sourire, je veux bien me rendre chez vous aussi souvent que vous le permettrez ; mais vous entendre, c’est autre chose : à dater de demain, le fantôme qui parle ici ce soir n’entendra plus personne.

— Et pourquoi cela, s’il vous plaît, camarade ? s’écria Hoffmann.

— Parce que, repartit le jeune homme d’un accent d’ineffable tristesse, parce que, à dater de demain, je serai sourd.

À ces mots, les trois autres se regardèrent de cet air ébahi de gens qui croient avoir affaire à quelque échappé d’une maison de fous. Lui