passèrent la nuit à se regarder, Asprian couvant d’un œil de feu le pauvre volatile, qui, subjugué, haletant, anéanti, expira au point du jour. Or, ici commence le prodige. L’oiseau mort, son ame passa dans le corps du comte. De ce jour, Asprian perdit l’usage de la parole. D’homme et de margrave qu’il était, il devint un coq de bruyère perchant, gloussant et roucoulant selon toutes les conditions de son nouvel emploi. Je ne sais trop pourquoi cette folle histoire me revient à l’esprit en ce moment. On parle de transformations, de périodes antérieures ; ô Weber, dis, ne serais-tu pas, toi, ce comte Asprian, cet oiseau fabuleux qui, après avoir vécu plus de trois siècles en pleine nature, délivré enfin du charme fantastique et rendu à l’humanité, laisse transpirer désormais toute cette poésie mystérieuse et sombre dont il fut imprégné dans une autre existence ?
— Bon, voilà Callot qui déraisonne, reprit Devrient en lançant dans l’air une épaisse nuée de tabac ; au fait, il en a bien le droit, nous avons énormément bu. Quant à moi, Weber, j’ignore absolument de quels mondes tu nous arrives, et me soucie fort peu de ta commensalité antérieure avec les gnomes ou les ondins, les elfes ou les salamandres. Salamander soll glühen, salamandre doit flamboyer, a dit le vieux docteur, et le musicien. chanter, ajouterai-je, à chacun son métier ; mais ce que je sais à n’en pas douter, c’est que tu viens de fonder l’opéra allemand et de trouver dans les profondeurs de ton art ce filon du romantisme que la poésie avait dès long-temps découvert en fouillant les mines de l’histoire. Pauvre scène allemande, où s’en allait-elle depuis la mort de Mozart ! Nous ne vivions que d’emprunts faits à l’Italie et à la France, et il a fallu le Tancredi de cet enragé de Rossini pour nous rappeler ce que c’était que l’enthousiasme. A Samiel, messieurs, au sombre génie des forêts qui nous a valu cette partition enchantée.
— À Weber ! s’écria d’un air d’exaltation radieuse le jeune homme que Hoffmann avait amené ; au compositeur inspiré, au grand maître de l’Allemagne contemporaine ! Que l’art sacré vers lequel sa prédestination le pousse lui livre sa plus grande somme d’émotions, ses plus mystérieux trésors ! Qu’il vive jusqu’à la fin, heureux, applaudi, couronné triomphant entre ses rivaux, et que toutes les satisfactions, toutes les voluptés de la gloire, descendent sur son ame, source de paix où viendront s’abreuver ceux qui souffrent !
— Ceux qui souffrent ! répéta Weber avec un sourire plein d’amertume et d’ironie, et comme si dans la mélancolique réaction qui s’était faite en lui depuis quelques instans il n’eût saisi que les trois derniers mots du toast porté par son chaleureux coryphée ; ceux qui souffrent ! et lui, qui le consolera ? Quand il aura tout sacrifié à son art, son repos, sa santé, son bien-être ; quand il sera mort à la peine, qui se chargera de sa famille ? Hélas ! personne. Mais, dira-t-on, les œuvres survivent à