Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/238

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

musiciens, journalistes, répandus par groupes autour des tables, causaient et gesticulaient de l’air le plus animé. À l’exaltation de tout ce monde, on eût dit des préparatifs d’une émeute, et peut-être aurait-on deviné juste. Il ne s’agissait, en effet, de rien moins que d’une prise d’armes entre deux camps dès long-temps ennemis, et la collision, pour n’avoir rien de politique, n’en menaçait pas moins d’être orageuse et terrible. On pouvait donc s’attendre à voir se renouveler toutes les horreurs des fameuses guerres de partisans auxquelles jadis les noms de Gluck et de Piccini servirent de drapeaux, car l’Italie et l’Allemagne, guelfes et gibelins, se trouvaient en présence ; de côté et d’autre on battait le rappel, ceux-ci criant pour mot d’ordre et devise : Spontini et Olympie ; ceux-là : Weber et l’opéra national allemand.

Charles-Marie de Weber était venu à Berlin diriger les répétitions de son Freyschütz[1], et, grace à l’infatigable persévérance du grand artiste que soutient la conscience de sa vocation, l’entreprise marchait à ses fins, en dépit des cabales et des intrigues de toute sorte qu’on lui suscitait ; intrigues et cabales qui, disons-le en passant, devaient revivre quelque vingt ans plus tard à propos des ouvrages de Meyerbeer, et cela toujours sous les auspices de M. Spontini. D’ailleurs, outre son génie, Weber avait pour lui le sentiment national. À ce compte, il ne pouvait périr. Les chanteurs étaient dans le ravissement, et l’intendant des théâtres royaux voulait que rien ne fût négligé pour rendre la mise en scène digne du chef-d’œuvre.

Selon le plus ou moins de fougue, le plus ou moins d’expansion naturelle à leur tempérament, les coryphées de la musique nationale donnaient déjà libre cours à leur humeur triomphante, ou se contentaient d’espérer en silence ; les Italiens, au contraire, et tous ceux qui tenaient pour l’Italie, n’étaient rien moins que rassurés, et s’efforçaient de dissimuler leur inquiétude sous les dehors d’une confiance imperturbable. Quelle idée en effet a ce petit Weber du Holstein de vouloir se mesurer avec le colosse du siècle avec le sublime auteur de la Vestale et d’Olympie ! Il ne restait plus qu’à savoir si l’on trouverait jamais un public pour prendre au sérieux l’incartade. En attendant, la cabale poursuivait ses manœuvres accoutumées, de faux enthousiastes s’enrouaient à crier merveille par-dessus les toits, et proclamaient l’opéra nouveau dix fois plus admirable que le Don Juan de Mozart et le Fidelio de Beethoven, espérant, à force d’exagérations et de vacarme, discréditer l’auteur dans la pensée de ses vrais amis.

Pendant ce temps, que faisait Weber ?

Au milieu de l’agitation générale, lui seul gardait une attitude calme et sereine. La plus grande partie de sa journée se passait à voir ses

  1. Écrit à Dresde, le Freyschütz fut exécuté à Berlin pour la première fois.