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et vous m’en ôtez l’espérance ! Vous m’invitez à étudier, à aimer la nature ; mais que m’importe la nature, si Dieu n’y est pas ? Cette curiosité sans objet, ce travail sans aiguillon, cette vie sans poésie et sans dignité ; n’ont plus rien qui m’intéresse. Rendez-moi, au-delà de ma destinée mortelle, le plus faible rayon d’avenir, et, sur cette terre dont vous m’offrez les jouissances, je vous cède sans regret toute ma part.

Les philosophes à qui je m’adresse ne sont point de ces optimistes du matétrialisme qui ne conçoivent d’autre bonheur que celui que la terre peut donner : ces ames élevées ont connu le poids de la vie, et on voit même qu’elles ont jeté plus d’un sombre regard sur la condition de l’humanité. Quel remède nous proposent-elles ? La résignation. La résignation dans le fatalisme, la résignation sans Dieu et sans avenir, je dis que cela est impossible, je dis que cela est insensé. L’auteur de Faust aussi nous invite à nous résigner au nom de la fatalité absolue. « La plupart des hommes, dit-il avec sa dédaigneuse et amère sérénité, attendent pour se résigner au jour le jour que l’espérance de la veille soit évanouie. Ils mettent leur résignation en petite monnaie. Le vrai philosophe se résigne une fois pour toutes. » Vaines et cruelles paroles ! Ah ! sans doute, quand on a reçu en partage le génie et la force, quand on remplit l’Europe du bruit de sa renommée, quand les honneurs, les hommages, la richesse, la considération, tous les biens de la nature et de la société accourent vers vous, quand surtout à une intelligence immense on associe un cœur égoïste et froid, il est facile alors de se résigner ; mais convier à cette résignation fantastique le pauvre mineur enseveli sous terre, le paysan courbé sur le sillon, l’innocent que frappe la société abusée, l’homme de génie méconnu, le vieillard qui ne trouve au terme d’une carrière bien remplie que la misère et la faim, n’est-ce point une dérision impie ? Et sans parler de ces extrêmes douleurs, chacun de nous, si favorisé qu’il puisse être par la nature ou le hasard de la naissance, ne ressent-il pas, s’il porte un cœur d’homme, tous les maux attachés à l’humanité ? N’est-il pas pauvre, orphelin, persécuté, dans la personne de tous ceux qu’on persécute, qu’on abandonne et qui souffrent ? Soyez même le plus égoïste à la fois et le plus favorisé des hommes, vous êtes un homme pourtant, c’est-à-dire un animal plus malheureux que tous les autres, s’il doit mourir tout entier, puisqu’il est le seul qui pense à la mort.

C’est, dites-vous, la nature des choses. Je réponds que vous faites la nature des choses absurde. Vous lui faites construire un être pensant qui se pose nécessairement un problème, et qui est dans l’impuissance absolue de le résoudre, un être à qui son organisation impose de chercher sans cesse ce qu’elle lui interdit de trouver jamais. Qu’est-ce donc que l’homme ? dira Pascal. — Un chaos, une chimère, un monstre incompréhensible.