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de ces deux philosophes si peu satisfaits d’elle, et elle n’a pas pu l’égaler dans ses combinaisons ! Quoi ! ce que MM. Comte et Littré conçoivent dans leur cabinet, c’est-à-dire, suivant leur système, ce qui germe dans la cervelle de deux faibles machines organiques destinées à durer un jour, cela est plus raisonnable, plus beau, plus harmonieux que le système d’existences que la nature réalise dans son évolution éternelle à travers l’immensité ! En vérité, que sont devenues la logique, l’esprit, le bon sens des défenseurs de la philosophie positive ?

Mais voici un dernier trait qui passe tout. M. Comte s’écrie quelque part : « On disait autrefois : Coeli enarrant gloriam Dei ; aujourd’hui les cieux ne racontent plus que la gloire de Newton et de Laplace. » Cet enthousiasme dans l’athéisme, tranchons le mot, ce fanatisme dans l’absurde n’est plus de notre temps. Pour moi, en lisant ce prodigieux passage, je me suis senti vieillir de soixante ans au moins ; j’ai cru être transporté en plein XVIIIe siècle, et entendre à la cour de Frédéric quelque saillie de l’athée du roi ou une de ces boutades dont Diderot, à la fin du repas, égayait les convives de l’hôtel d’Holbach.

Au surplus, je ne demande pas mieux que de prendre au sérieux cette parfaite indifférence que la philosophie positive prétend garder entre tous les systèmes ; mais je doute que cette situation, plus conforme à ses déclarations générales, soit plus tenable que la précédente.

Vous me proposez de renoncer une fois pour toutes aux questions métaphysiques, et vous m’offrez en échange le monde visible à connaître et à conquérir ; mais qu’est-ce que renoncer à la métaphysique ? C’est renoncer à des problèmes tels que ceux-ci : Existe-t-il au-dessus de cette justice imparfaite des hommes une justice éternelle devant laquelle on puisse se pourvoir contre leurs iniques arrêts ? Au-dessus de notre sagesse toujours mêlée de folie et de nos vertus pleines de faiblesse, n’y a-t-il pas une sagesse infaillible, une bonté sans mélange, une sainteté sans tache et sans souillure, type absolu de la personnalité, idéal qui ravit, soutient, excite ma personnalité, toujours misérable et toujours défaillante ? Moi-même, que suis-je ? Y a-t-il en moi un principe supérieur à la mort, ou bien suis-je un être comme tant d’autres, destiné à combler à mon tour ce gouffre qui dévore la vie : machine débile, la plus compliquée, mais aussi la plus délicate et la plus menacée de toutes, qui ne sent plus vivement que pour souffrir davantage, qui ne pense que pour connaître sa misère, et qui n’a rien de mieux à faire dans son court passage ici-bas qu’à maudire son être et cet inutile rayon d’intelligence que la fatalité y déposa ?

Voilà les problèmes que la philosophie positive nous invite à supprimer ; il ne lui reste qu’à nous en indiquer le moyen. Je suis homme, et vous me proposez de supprimer le problème de l’être humain ! Je pense l’infini, et vous m’en interdisez jusqu’au rêve ! J’ai soif d’immortalité,