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le grand caractère de la Pucelle ; mais, par malheur, un roman inférieur à la réalité est substitué aux données historiques. Ainsi Jeanne, dans son procès, dit, en racontant son départ de la maison paternelle, que, « s’elle eust eu cent pères et cent mères, et s’il eust été fille de roy, si fust elle partie, » et, dans le drame de Schiller, elle s’attendrit et pleure en quittant le hameau qui l’a vu naître ; la fièvre de l’héroïsme fait place aux défaillances sentimentales. Dans l’histoire, elle s’enorgueillit de n’avoir jamais versé le sang, et dans la pièce allemande Talbot, blessé par elle, meurt sur le théâtre en blasphémant. Elle tue le jeune Montgommery, qui la supplie de l’épargner au nom de son vieux père ; puis une autrefois, au moment même où elle va frapper Lionel, elle s’attendrit pour sa beauté s’éprend pour lui d’un vif amour, et « c’est vers le camp des Anglais, vers les ennemis, que se tournent toutes ses pensées. « Dès ce moment, sa force est brisée ; elle a peine à se soutenir pendant la cérémonie du sacre ; l’unité, l’individualité de son caractère, disparaissent complètement, et le poète, qui ne se soutient plus que par le lyrisme, s’égare dans des fictions inacceptables. Le père de Jeanne se présente au milieu de la cour de Charles VII pour accuser sa fille de sorcellerie ; celle-ci refuse de se justifier, et bientôt les menaces du peuple la forcent à prendre la fuite. Dans l’histoire, elle grandit encore sous le coup des dernières épreuves ; dans le drame, au contraire, la fille au grand cœur, en tombant dans les mains des Anglais, disparaît pour faire place à un être fantastique et bizarre, sans consistance et sans volonté, et Schiller lui ravit cette auréole de martyre qui couronne si dignement sa vie, pour la faire mourir dans une bataille où elle assure la victoire aux Français.

Quoi qu’il en soit de ces diverses tentatives, Jeanne d’Arc appartient désormais à la poésie, et pour l’Europe entière elle est devenue le symbole du patriotisme ; son nom retentit comme un cri de guerre dans nos modernes désastres, et, à une époque où les poètes eux-mêmes trahissaient la gloire et le malheur des vaincus. M. Lebrun et M. Casimir Delavigne consacrèrent à sa mémoire des odes qui se placent au premier rang de leurs meilleures inspirations. Dans les partis les plus opposés, l’admiration est la même : les uns la célèbrent parce qu’elle a fait sacrer le roi, les autres parce qu’elle a chassé l’étranger. La société des bonnes-lettres prodigue en son honneur les élégies et les strophes, et en 1818 elle reparaît dans un poème épique en douze chants. L’auteur de ce poème, M. Pierre Duménil, s’arrête, comme Southey, à la cérémonie du sacre, et se montre scrupuleusement fidèle au scénario de l’épopée classique. Jeanne, qui est appelée l’ointe du Seigneur, reçoit mystérieusement dans son village un casque et un bouclier sur lesquels sont représentés les événemens les plus importans de nos annales, depuis l’origine de la monarchie jusqu’au règne de Charles V, et, au moment du sacre, elle professe dans la cathédrale de Reims un cours complet d’histoire sur les faits qui s’accompliront après elle, y compris l’empire et la restauration. Comme Homère, et c’est là le seul point de ressemblance, le poète s’endort parfois en faisant combattre et discourir ses héros ; mais, dans son ardeur martiale, il ne se contente pas de mettre aux prises la noblesse et la pédaille des deux royaumes, il engage un duel à outrance entre l’ange de la France et l’ange de l’Angleterre, Eliel et Salem. Les démons prennent parti pour Henri VI, les anges pour Charles VII, et la mêlée devient générale. A défaut de ces vers éclatans qu’on n’oublie pas, M. Duménil a trouvé du