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On le voit, Jeanne n’était pas, comme on l’a dit trop souvent, un aveugle instrument de guerre, une sorte de bannière vivante qu’on lançait sur l’ennemi ; c’était un général intelligent, supérieur à tout ce qui l’entourait, et l’ame, pour ainsi dire, des conseils de la guerre. En moins de trois mois, elle avait changé les destinées de la France. A dater du sacre de Reims, une phase nouvelle commence dans sa vie. — Si l’on s’en rapporte à la déposition du comte de Dunois dans le procès de réhabilitation, on voit que Jeanne, après la cérémonie de Reims, voulait retourner dans sa famille ; mais ce départ avait-il uniquement pour motif que Jeanne regardait sa mission comme terminée ? Est-il vrai, comme on l’a si souvent répété, qu’à partir de cette époque le courage de la noble fille ait faibli, qu’elle ait perdu son élan, son inspiration guerrière ? N’aurait-elle pas été victime d’une de ces injustices historiques qui mesurent l’admiration sur le succès ? N’aurait-elle pas été calomniée tout à la fois par les historiens anglais, par les chroniqueurs français eux-mêmes, qui ont arrangé les faits au goût de la cour et du roi, pour excuser le lâche abandon de Charles VII et les jalousies de la noblesse ? La critique moderne elle-même ne se serait-elle pas laissé prendre à des mensonges traditionnels ? La chronique de Perceval de Caigny, que M. Jules Quicherat a publiée récemment avec une introduction remplie de vues judicieuses et de rectifications importantes, prouve jusqu’à l’évidence que si Jeanne, à partir du mois de juillet 1429 jusqu’à l’époque de son supplice, a été moins heureuse, elle est restée aussi grande ; et, en pénétrant avec ce document révélateur, comme l’appelle M. Quicherat, jusqu’au fond même des événemens, on ne tarde point à reconnaître qu’elle nourrissait toujours les plus grands projets, qu’elle avait conservé le même esprit de conseil, le même héroïsme, et que très probablement, si les hommes qui l’entouraient l’avaient laissé librement agir, on aurait vu s’accomplir sa prédiction, que les Anglais, avant sept ans, seraient tous chassés du royaume, à l’exception de ceux qui y mourraient.

Perceval de Caigny avait été l’écuyer du duc d’Alençon, et le duc, on le sait, fut, de tous les capitaines français, celui qui se tint le plus constamment avec Jeanne. A la fin de sa vie, en 1438, c’est-à-dire neuf ans après l’accomplissement des faits, Perceval dicta naïvement le récit de ce qu’il avait vu, et l’on ne saurait trop féliciter M. Quicherat d’avoir remis en lumière et si savamment interprété cette chronique, d’après laquelle l’histoire devra désormais se modifier, en ce qui touche la plus héroïque aventure de nos annales. On ne dira plus que Jeanne, après le sacre, n’avait rien à faire pour la France ; on ne dira plus que le duc de Bedford pouvait la laisser vivre et la rendre, moyennant rançon, sans s’exposer à de nouvelles défaites, sous prétexte qu’elle n’était déjà plus dans les mêmes conditions d’intelligence et de courage. Quelques indications fournies par Alain Chartier et Jacques Lebouvier montrent que les capitaines français substituaient quelquefois leurs plans aux siens, quoique ses plans fussent incontestablement supérieurs, et que le conseil du roi refusa souvent de se rendre à ses avis, de lui donner les moyens de suivre ses entreprises ; mais, ainsi que le remarque M. Quicherat, on n’a jamais accordé une grande attention à ces témoignages. L’habitude est prise depuis long-temps de résoudre toutes les difficultés de l’histoire de Jeanne d’Arc par les pièces de ses deux procès, et, comme dans ces pièces il n’est nullement question des embarras suscités à la Pucelle depuis la prise d’Orléans, le silence des témoins à cet égard a