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de flèches du sang à une girouette. Ces traditions merveilleuses, ces croyances à une intervention divine, qui circulaient partout, étaient sans aucun doute arrivées jusqu’à Jeanne, et, quand on se reporte au XVe siècle, on comprend qu’en sondant son courage et sa foi, en écoutant ces voix mystérieuses que l’extase faisait parler en elle, elle ait cru se reconnaître dans l’ange sauveur annoncé à la France. Il suffit que la noble fille ait entrevu cette mission sainte, il suffit qu’elle ait posé le pied sur cette échelle mystique qui mène par la vision jusqu’au seuil de l’éternel séjour, pour qu’elle en franchisse tous les degrés. Jeanne est de la même famille qu’Hildegarde et sainte Catherine de Sienne. Elle obéit, comme ces deux saintes, à cette faculté supérieure, enthousiasme, illuminisme, extase, qui se dérobe à toute analyse, qui touche aux plus profonds mystères de l’être, mais qui n’en est pas moins un fait réel, permanent dans l’histoire, inhérent à la nature humaine. Sainte Catherine voit et entend Jésus-Christ, comme Jeanne entend saint Michel. Elle écrit au condottière Albérico Barbiano, comme l’héroïne française aux chefs des armées, et l’illumination religieuse l’élève à la même hauteur et lui donne la même force dans la simplicité. Elle parle et agit au nom du ciel pour réconcilier le pape et la république de Sienne, comme Jeanne pour chasser l’Anglais. Dans ce bouleversement intérieur de l’extase, l’esprit, profondément surexcité, demande à l’imagination les fantômes qu’il rêve, et la raison, qui persiste toujours, leur donne des formes et des contours. Cette raison grandit, même en s’égarant ; le monde extérieur ne se présente plus dans les conditions ordinaires ; elle n’est plus limitée par la vraisemblance, et le miracle surgit de tous côtés avec une autorité si grande, que les mystiques ont établi la supériorité du sens interne sur le sens externe. Cet œil intérieur, cet œil de la vision qui a l’ubiquité, comme le dit Hugues de Saint-Victor, voit Dieu et tout ce qui est en Dieu ; quand la foi l’éclaire, il en arrive jusqu’à posséder l’apparence de l’intangible et l’ame découvre en elle-même, par sa croyance, ce qui échappera aux sens dans le monde de la matière. L’hallucination n’est pas seulement dans les individus, elle est aussi dans les masses ; la vision devient contagieuse, et l’église, qui n’a jamais donné à ce phénomène qu’une solution dogmatique, l’église y cherche toujours une manifestation surnaturelle de la vérité.

Jeanne et ses contemporains devaient trouver d’ailleurs dans la tradition chrétienne la logique de ces rêves et de ces hallucinations, et quand saint Michel aurait à la sainte fille sous la forme d’un véritable et parfait honnête homme, verisimi et probi hominis, cette apparition n’a rien qui surprenne, car l’ange qui se montra à Abraham, à Moïse, à Josué, se manifesta sous la même forme. Ce sont les anges qui veillent à la garde des peuples, Michael princeps vester, dit Daniel au peuple de Dieu, et c’est saint Michel, le patron de la France, qui vient visiter et conseiller Jeanne, Michel, qui, d’après saint Ephrem, avait soutenu un si rude combat contre l’ange de Perse, pour arracher à sa domination les juifs qui lui avaient été confiés pendant leur captivité en Assyrie ; car, s’il fallait en croire les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles, lorsque deux peuples sont en guerre, les esprits célestes, établis sur les limites des deux royaumes, se livrent entre eux des combats acharnés ; ce qui explique la propension des hommes du moyen-âge à voir des armées s’entre-choquer dans les nuages.

Les saintes comme les anges se manifestent corporellement à Jeanne d’Arc ;