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crime, ignorant même pourquoi on le persécutait, se voyait proscrit dans le pays qu’il avait paternellement gouverné, détrôné et insulté par une nation qu’il avait comblée de faveurs, prit alors le parti d’en appeler à la justice humaine, et jamais sans doute appels plus touchans ne lui furent adressés ; mais cette voix s’éleva en vain : Ali Mourad avait si bien su s’insinuer dans l’esprit de sir Charles Napier, que ce général ne voulut pas même entendre les pleintes de la victime, et refusa d’entrer dans aucune espèce d’éclaircissement sur ses affaires.

Le vieil amir, écrasé sous le poids de tant de chagrins et d’humiliations et le cœur déchiré d’une si noire ingratitude, chancela alors sur le bord de la tombe. Une maladie grave faillit le sauver des désastres qui attendaient la fin de sa carrière, et pourtant (c’est le Bombay Courier qui en fait la remarque), même dans cette extrémité, il ne laissa échapper ni un reproche ni une menace de vengeance ; mais les guerriers de son pays étaient des hommes d’une autre trempe. Ils voulurent savoir ce qu’avait fait leur vieux chef. Ils demandèrent qu’il y eût au moins une enquête sur sa conduite, et, dans le cas où la perfidie d’Ali Mourad serait prouvée, que l’on châtiât le calomniateur et qu’on rendît justice à la victime.

Si cette demande, aussi simple que légitime, avait été accueillie, il n’y aurait eu ni guerre ni conquête du Sind, les Bélouchis auraient déposé les armes ; un tel dénouement allait droit contre les vues du général Napier ; il lui fallait des victoires et du butin, partant une révolution à dompter, un peuple à combattre. Malgré l’avis, et en dépit même des protestations énergiques du colonel Outram, qui avait fini par démêler la vérité au milieu de tous ces complots, le général Napier enjoignit à ce fonctionnaire de passer outre à la condamnation de Roustam, et répondit aux loyales remontrances des Bélouchis par de nouvelles confiscations. Dix-huit chefs des plus considérés furent dépouillés tant au profit d’Ali-Mourad qu’au profit des Anglais et du khan de Bahahaoualpour. Sur un revenu total de 174,400 livres sterling, appartenant à divers amirs, parens ou alliés de Roustam, des propriétés rendant annuellement 111,725 livres furent séquestrées. Le colonel Outram, obligé par ordre supérieur d’apposer sa signature à ces ordonnances, les caractérisait ainsi dans une lettre officielle qu’il écrivait à sir Charles Napier le 26 janvier 1843, c’est-à-dire vingt-deux jours avant la bataille de Miani : « je le dis avec un profond regret, mon cœur et le jugement que Dieu m’a donné s’accordent à condamner les mesures que nous venons de décréter au nom du gouvernement de l’Inde comme étant l’expression de la plus odieuse tyrannie, l’accomplissement d’une félonie, d’un vol positif et manifeste, et je considère que chaque goutte de sang qui sera versée en conséquence devra retomber sur nos têtes, comme étant le sang du meurtre ; car c’est mon avis que la révolution soudaine que nous cherchons à produire dans le gouvernement de ce pays est aussi peu demandée par les nécessités de la politique qu’elle est absolument sans excuse au point de vue de la morale, et qu’elle doit certainement entraîner les plus grands malheurs.

La loyauté du colonel Outram devait se briser contre l’orgueil et la rapacité du futur gouverneur du Sind. Non-seulement ses protestations restèrent sans écho, et il perdit sa place (comme du reste il s’y attendait), mais il eut encore l’honneur de partager la persécution des innocens qu’il avait voulu sauver. Il