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les grands, il n’y a plus d’indépendance véritable ni pour les souverains ni pour les sujets ; tous les démêlés intérieurs des peuples peuvent être tranchés par les troupes fédérales, et les princes eux-mêmes sont dans le cas de recevoir ces dangereux secours sans les avoir demandés. Voilà pourtant sur quel pied l’Allemagne veut aujourd’hui traiter avec le Danemark, et elle ne pense pas qu’elle perd ainsi tout droit de se plaindre, si demain l’on agit de même avec elle. Voila jusqu’où la poussent ces funestes emportemens de l’orgueil et du préjugé : elle ramasse et met aux mains de ses maîtres la verge qui la frappe.

Parlons maintenant d’un sentiment meilleur que soulève aussi cette grave question, et qui contribue pourtant à la faire mal entendre : l’Allemagne voit un progrès russe, derrière les prétentions de la couronne danoise. Il faut sans doute se féliciter, dans l’intérêt de la sûreté européenne, de cette aversion que rencontrent partout, au-delà du Rhin, les approches moscovites ; qu’on prenne garde seulement de se tromper, ce serait le moyen de les servir. Les desseins de la Russie au sujet du Danemark, son envie très arrêtée d’avoir un pied sur le sol allemand par Kiel, et une voix dans la confédération par le Holstein, tout cela est vrai et ne date pas d’hier « J’ai trouvé la Russie rivière, je la laisse fleuve, a dit Pierre-le-Grand ; mes successeurs en feront une grande mer destinée à fertiliser l’Europe. » Si cette mer doit jamais couvrir l’Allemagne, il est très certain qu’elle y entrera par les duchés danois. Mais qu’on se rappelle seulement les leçons que Pierre laissait à ses descendans pour guider ces flots envahisseurs ; celle-ci en était une « Prendre le plus qu’on pourra à la Suède, et savoir se faire attaquer par elle pour avoir prétexte de la subjuguer, pour cela, l’isoler du Danemark, et le Danemark de la Suède, et entretenir avec soin leurs rivalités. » C’est en divisant ainsi les deux royaumes scandinaves qu’on a enlevé la Finlande ; c’est en reproduisant ces divisions dans l’intérieur même de la monarchie danoise qu’on pourrait trouver l’occasion de quelques nouvelle conquête. M. Arndt lui-même ne se trompe pas à ce jeu perfide, et dénonce l’ennemi qu’il aide en pensant le combattre. Le témoignage est d’autant moins suspect, qu’il est peu gracieux pour la France. « Le Russe est toujours à filer, ourdir et tisser quelque trame ; c’est dans sa nature, bien plus encore que dans la nature inquiète, insinuante et parjure du Français. Partout où perce une maladie politique, une crise politique, le Russe est déjà là, se donnant comme médecin, et apportant cent mille remèdes ; on dit même le médecin très habile dans l’art de procéder les maladies. »

Nous le demandons à M. Arndt, lequel est donc le plus sûr pour se défendre contre ces artisans d’embûches : de conserver au Danemark l’unité de ses forces, ou de les armer les unes contre les autres, de maintenir en respectant l’honneur et les droits de tous, cette unité qui a