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les échafauds, leur vie et celle des innocens qu’ils entraînent à leur suite. On verra la justice établie par les moyens de l’iniquité et la plus souillée à l’égal de la plus impure. Le mot du frivole Maurepas, « on peut en essayer, » déjà commence à s’attacher au roi comme une destinée. Son règne ne sera qu’un long essai. Il essaiera des ministres réformateurs et des ministres courtisans, il essaiera des faiblesses et des coups d’état, de tout, excepté d’un plan suivi et d’une volonté résolue jusqu’au jour où la sentence d’une assemblée lui apprendra que le temps des essais est fini, et que, devant les partis soulevés, la faiblesse est traitée comme la trahison, et l’honnêteté qui hésite comme le crime déterminé.

En face de ces grandes crises, l’esprit se replie sur lui-même et s’interroge avec effroi sur les chances qui furent offertes aux hommes de les prévenir ; mais aux prises avec l’inconnu, il est réduit à des suppositions, tout au plus à des vraisemblances. Etait-il possible que Turgot prévînt la révolution ? Les sentimens et les idées des différentes classes étaient-ils à la hauteur des institutions qu’il méditait de donner à la France ? Ne fallait-il pas que les esprits fussent jetés, pour ainsi dire, et mêles dans le moule ardent des révolutions ? Ne fallait-il pas que l’ancienne France fût d’un seul coup renversée et brisé par le peuple, puis refondue d’un seul jet par la main puissante d’un despote ? Enfin, si, s’élevant au-dessus des circonstances passagères, on rattache cette question à des considérations plus hautes et aux lois immuables de l’ordre éternel, n’est-ce pas la destinée même de l’homme de tendre au bien par la lutte et par la douleur. Le Dieu bon n’est-il pas aussi le Dieu sévère, et, en préparant la terre comme un séjour de bonheur et de gloire pour l’humanité, n’en a-t-il pas fait aussi un lieu d’exercice où il faut que tout mal ait son châtiment, et tout bien son épreuve ? Combien ne l’a-t-on pas dit ! toutes les grandes choses ont été mises au prix des grands sacrifices, la science au prix des labeurs de l’esprit et de l’amertume du doute, la vertu au prix des peines qui déchirent le cœur. La vérité religieuse, la vérité philosophique, la physique, se sont établies par les prisons, par les supplices. N’était-ce pas une nécessité douloureuse, mais inévitable, que la liberté, qui n’est ni moins grande ni moins précieuse, eût aussi son baptême de sang ?

Questions solennelles et terribles qu’on n’ose pas trancher, qu’on hésite à poser même ! questions difficiles à résoudre, comme toutes celles où se trouvent engagées la liberté de l’homme et l’action de Dieu sur le monde ! Mais, quelque parti qu’on choisisse, il est impossible de ne pas reconnaître qu’essayer de prévenir la révolution française fut une entreprise aussi raisonnable qu’elle était glorieuse. Si cette entreprise présenta jamais quelque chance de succès, c’est certainement à ce moment de l’histoire, au début d’un règne nouveau, quand la nation