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Heureusement cette grave inculpation ne repose que sur le témoignage, justement discrédité, d’Élien et des scholiastes, et, lors même qu’on pourrait invoquer à l’appui des écrivains véridiques et bien informés, le simple énoncé des dates suffirait à la réfuter. Les Nuées furent jouées dans la première année de la 89e olympiade, 424 ans avant l’ère chrétienne, et la mort de Socrate n’eut lieu que vingt-quatre ou vingt-cinq ans après, au commencement de la 94e olympiade. Aucune reprise n’en raviva l’influence ; les dépenses de la mise en scène étaient trop considérables, les poètes étaient trop nombreux, les représentations trop rares, et les Athéniens trop curieux de nouveautés, pour que les vieilles pièces fussent remises au théâtre, et le mauvais succès des Nuées empêcha certainement le peuple d’en garder une longue mémoire : elles ne remportèrent pas même le second prix[1]. A la vérité, l’inexact Élien raconte que les juges leur décernèrent le premier malgré l’opposition du peuple ; mais ce fait, qui, d’ailleurs, prouverait encore qu’elles n’étaient pas populaires et ne purent agir d’une façon durable sur l’opinion publique, est positivement démenti par les scholiastes et par le témoignage formel d’Aristophane lui-même, qui se plaignit à différentes reprises de son insuccès. « Spectateurs, s’écrie-t-il dans la parabase de cette comédie, j’en atteste Bacchus, mon dieu nourricier, je vous dirai franchement la vérité. J’espérais vaincre et passer pour habile. Confiant dans votre bon goût et l’excellence de la meilleure et la plus travaillée de mes comédies, je l’ai soumise une première fois à votre jugement, et cependant je fus vaincu, bien à tort assurément, par des rivaux incapables. Je m’en plains à vous, juges éclairés, pour qui je l’avais composée. » Ainsi qu’on le voit, Aristophane retoucha les Nuées au moins quatre ans après la première représentation[2], peut-être même les refit-il entièrement, et la version primitive ne nous est pas parvenue ; rien n’indique que la seconde ait jamais été jouée, et il reste pour base, à l’accusation d’avoir contribué à la mort de Socrate, une pièce qu’on ne connaît pas[3]. Si matériellement fausse que soit

  1. Le premier prix fut accordé à la Bouteille de Cratinus, et le second au Connus, d’Amipsias.
  2. Il parle de la mort de Cléon, qui fut tué près d’Amphipolis dans la troisième année de la 89e olympiade, et du Maricas d’Eupolis, qui fut représenté trois ans après les Nuées.
  3. Fritsch a même prétendu, dans le premier volume de son Questiones Aristophanoeoe, que les premières Nuées étaient tout-à-fait différentes des secondes, et composées surtout contre les socratiques. Tous les élémens de décision manquent. Si Socrate n’eût pas, comme nous l’avons dit, personnifié les sophistes, il serait seulement très remarquable que, dans le passage des Guêpes où Aristophane se plaint de son insuccès, il mette au pluriel les pestes publiques qu’il avait attaquées (suivent trois vers en grec, des Guèpes, v. 1037-1039.) > Esser a soutenu le contraire dans une brochure très savante, quoique peu significative ; voyez De prima et altera quoe fertur Nubium Aristophanis editione ; Bonnae, 1823.