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haut protecteur des idées de chacun. Pour y parvenir, il fallait que les citoyens fussent appelés eux-mêmes à répartir l’impôt. Des assemblées de communes, des assemblées d’arrondissemens composées des délégués de celles-ci, des assemblées de provinces composés des délégués des arrondissemens, enfin la grande municipalité du royaume, formée de la délégation des provinces, tels étaient, dans ce plan, les différens degrés de la hiérarchie administrative. En fondant sur l’élection le système administratif, il y jetait le mouvement et la vie, et se montrait fidèle à son grand principe, que nul mieux que l’individu lui-même n’est capable de bien juger de son intérêt ; en établissant cette élection sur une base large et forte, il donnait à l’administration plus de stabilité ; en la concentrant, pour ainsi dire, au sommet, il faisait véritablement de la grande municipalité la tête de la nation : car c’est là que siégeaient principalement l’intelligence et les lumières.

Tout ce système reposait sur la propriété. Les propriétaires de terres étaient seuls éligibles et seuls électeurs. Le succès d’un tel plan eût créé un état sans nulle comparaison supérieur à la mauvaise constitution qui régissait la France, car les petits possesseurs se trouvaient acquérir des droits, tandis que jusqu’alors ils n’avaient eu que des vexations. Mais la réalité sur ce point a assez surpassé ce qu’on appelait alors une rêverie d’utopiste, pour qu’il nous soit permis de trouver un tel système encore trop peu libéral. Au reste, le ministre n’oubliait pas les droits et le bien-être du plus grand nombre. C’était surtout en vue de ce grand nombre qu’il demandait une constitution protectrice au lieu d’une organisation oppressive. Non-seulement il le délivrait de charges accablantes, mais il se confiait dans cet espoir que peu à peu il s’élèverait à la propriété par le travail, dont ses plans économiques avaient pour but de lui assurer les instrumens et le salaire. Ainsi il ruinerait la féodalité sans ruiner l’aristocratie, où il croyait voir les plus hautes garanties de sagesse et d’indépendance.

Il y a cela d’admirable et d’unique en France, que tout ce qui servit à l’affranchissement des peuples ne contribua guère moins au triomphe de l’ordre. Il est peu d’efforts en faveur de la liberté dont la centralisation n’ait profité. Ainsi, en proclamant la liberté du commerce, des grains, l’abolition des maîtrises et des jurandes, Turgot ne travaillait pas seulement pour la liberté, il travaillait aussi pour la centralisation, car ces mesures contribuaient à renverser les barrières des provinces, à faire de la France un vaste et unique marché, de ses habitans un grand et unique peuple ; elles forçaient les hommes à se voir, à s’entendre, à se concerter, à se servir réciproquement par de libres échanges. Ainsi Turgot se montrait conforme à la grande tradition nationale, à la politique des hommes d’état les plus glorieux qui, presque tous, avaient été