la sécurité de la religion, scinder enfin le progrès de la société, qui a besoin du concours harmonieux de toutes ses forces.
Quand on lit les écrits de Turgot, ce qui frappe avant tout, c’est que cet esprit est né libre. ; on voit qu’il suit sa pente encore plus que celle du temps. Cet homme dit avec simplicité tout ce qu’il pense, tant il est dans son naturel, tant il regarde en face la liberté sans ivresse comme sans terreur. À peine échappé de ses fers, le XVIIIe siècle a le ton emporté d’une liberté récemment conquise, ou les craintives réticences d’une indépendance mal sûre d’elle-même. Turgot risque de passer aux yeux de l’église pour un penseur dangereux, aux yeux des philosophes pour un chrétien timoré, et il n’a pas même l’air de s’apercevoir de sa hardiesse. Beaucoup moins occupé de gagner des admirateurs à sa personne que des disciples à sa cause, il brave les périls du franc parler sans songer à en revendiquer les honneurs, tant il semble, lorsqu’il exprime le vrai, que ce soit son ame qui s’échappe ! De là cette facile et abondante effusion de son style, ce ton ferme et convaincu, ces traits frappans et énergiques ; de là cette sérénité majestueuse empreinte dans ses discours sur l’histoire. Il faut regretter d’ailleurs ce qu’il a laissé de trop imparfait dans la forme de ces écrits. Le style n’est pas un ornement indifférent à la vérité, il sert à son triomphe. Que de ces esquisses, dont la pensée seule est achevée, Turgot eût fait un grand et régulier monument, son influence sur l’esprit humain eût été plus profonde, et il aurait sa place dans l’admiration des hommes auprès de Montesquieu.
En 1761, Turgot fut appelé à l’intendance de Limoges.
Dois-je l’avouer ? en voyant Turgot quitter les régions sereines de la science pour entrer dans la vie pratique, je ne puis me défendre d’un sentiment de regret. Turgot, dont les qualités éminentes sont l’étendue et la pénétration, était né philosophe. Innover dans la sphère des idées, telle était sa vocation. Ce n’est pas qu’il doive se montrer inférieur dans l’administration des affaires ; mais une pensée triste se mêle ici à l’admiration. Ce que Turgot doit entreprendre, et même ce qu’il doit exécuter, par la faute des temps sera stérile. Il accomplira dans une province de grandes réformes, mais il n’aura fait que devancer de quelques années les changemens bien plus profonds opérés par l’assemblée constituante. Il portera au pouvoir de nobles vues, mais ce grand dessein de prévenir une révolution par une réforme échouera. Par une double fatalité, sa pensée ne laissera guère que des ébauches admirables, sa vie ne rappellera que des projets.
Cependant la vocation du philosophe le poursuivra jusqu’au sein des études les plus positives. Turgot rapprochera la science de la pratique, mais alors encore il ne cessera pas de la rattacher aux principes les plus élevés.