Socrate est surnommé le Mélien, et profère, le poing sur la hanche, les blasphèmes les plus révoltans. Il dit à Strepsiade, qui se permettait de parler des dieux : « Les dieux n’ont pas cours dans ma maison », il ne recule pas même devant une déclaration catégorique d’athéisme : « Il n’y a pas de Jupiter[1]. » Comme le montra l’affaire d’Alcibiade[2], le peuple professait pour les mystères d’Éleusis un respect fort susceptible, et, par une parodie sacrilège, Socrate emploie les formes de l’initiation d’Eleusis à l’enseignement de ses impiétés[3]. Toutefois les spectateurs ne prenaient pas au sérieux des plaisanteries imaginées pour les faire rire ; ils savaient que la comédie ne peint que la caricature, et distinguaient très bien une charge à la Callot d’un portrait d’après nature. Ils ne confondaient pas plus le véritable Socrate avec le Socrate des Nuées qu’ils n’avaient confondu l’imbécile et ridicule Cléon des Chevaliers avec le fameux démagogue qu’ils élevaient aux premières charges de l’état en riant des amusantes moqueries du poète. En cela, d’ailleurs, Aristophane suivait l’exemple de ses devanciers ; l’athéisme bouffon qu’il prête à son Socrate semble avoir été, par une sorte de convention dramatique, attribué indifféremment à tous les sophistes comme un trait de caractère ; Cratinus l’avait déjà reproché à Hippon de Samos[4], et peut-être son accusation n’était-elle pas mieux fondée. Ces outrageantes invectives étaient autorisées par les habitudes publiques et les mœurs du théâtre : si elles étaient injustes, elles en sont plus antipathiques à nos mœurs ; mais on ne peut demander à l’ostracisme au petit pied de la comédie plus de justice morale et de respect des individus qu’au grand tribunal politique qui exilait les citoyens suspects d’être trop utiles et trop aimés. Aristophane avait la moralité légale et le patriotisme de son temps il a fait sύύon devoir de poète-citoyen en traduisant violemment sur la scène les doctrines et les hommes qu’il croyait dangereux à sa patrie ; mais si ces railleries, comme on l’a souvent répété, ont tué un homme, si le dénouement naturel des Nuées a été une coupe de ciguë, il fut au moins coupable d’une imprudence bien condamnable.
- ↑ Vers 366. Le vers 226 n’est pas moins incisif : « C’est donc du fond d’un panier que tu regardes ou méprises les dieux. » Comme le despicere des Latins, ύπερφρονέω avait cette double signification.
- ↑ Il était accusé d’avoir parodié les mystères d’Éleusis dans la maison de Polytion.
- ↑ Vers 2544 : « Assieds-toi donc sur la banquette sacrée. »
- ↑ Scholiaste, v. 96, où il faut lire Cratinus au lieu de Gratès, comme l’indique le nom de la comédie, Ηανόπται. Aristophane se moque de la doctrine d’Hippon dans les vers 95-97, où Strepsiade dit de la maison de Socrate : « Là habitent des hommes dont les discours induisent à croire que le ciel est une fournaise, et que nous en sommes les charbons. » Aussi Hippon est-il, comme Socrate, appelé quelquefois le Mélien ; voyez Clément d’Alexandrie, Exhortation aux Gentils, p. 15, et Arnobe, l. IV, ch. XXIX.