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l’homme seul en est le héros. Non que la puissance divine en soit bannie, mais elle y est comme dans le monde, en se cachant. L’histoire se développe avec ordre, parce que Dieu, qui est l’ordre même, en a déposé des traits ineffaçables dans la créature faite à son image, avec variété, parce que l’homme est libre. Ainsi tout est ressort dans ce grand mouvement qui entraîne les choses humaines vers un état toujours meilleur. La douleur, la guerre, fléaux sans explication, sans compensation aux yeux de l’auteur de Candide, instrumens du progrès selon Turgot ! Dire que Voltaire calomnie le christianisme et que Turgot en fait, pour ainsi parler, l’apothéose sociale et historique, ce serait trop peu. L’histoire, chez Voltaire, est la satire de la Providence ; elle en est avec Turgot la plus éclatante apologie.

Le jour où, devant une assemblée de quelques prêtres, exprimant ces hautes pensées dans un langage aussi simple que son âme, il proclamait l’idée du progrès universel, ce jour-là Turgot prenait sa place parmi les bienfaiteurs de l’humanité. Il faisait faire un pas de plus à la pensée, à la science, à la société. Le genre humain avait suivi sa loi en aveugle, justifiant à la lettre cette parole d’un grand évêque : « L’homme s’agite, mais Dieu le mène. » Au XVIIIe siècle, il commença à se mettre lui-même à la tête de ses destinées. La France, qui avait annoncé la première le dogme nouveau, la première en poursuivit le triomphe dans son propre sein et chez les autres peuples. Il y a plus de cinquante ans qu’elle ne cesse de le poursuivre, dans la science et dans la pratique, par tous les moyens dont dispose son souple et fécond génie, par les voies de la guerre et de la paix, par l’épée et par la plume, par les conquêtes de l’industrie ; mais elle avait trop oublié celui qui en fit une certitude et une science, sans doute par cela même qu’elle y reconnaissait comme l’instinct de son propre génie. Il était digne du XIXe siècle, digne du corps illustre qui en représente la gloire philosophique et littéraire, de rendre à ce grand devancier des idées contemporaines la partie la plus haute, la plus originale, la moins étudiée de sa gloire.

En face des excès qui, sous le nom de la perfectibilité indéfinie, tourmentent et fatiguent ce siècle, il est une dernière pensée que je ne puis passer sous silence. Mélange admirable de hardiesse et de retenue du même effort qu’il créait un si noble système, Turgot en prévoyait les abus et en posait les infranchissables limites. Le progrès indéfini n’est pas pour lui, ce progrès impossible qui anéantit les bornes dans lesquelles l’éternelle volonté, disons mieux, l’éternelle sagesse, a renfermé notre nature. Turgot n’imaginait pas pour l’avenir des facultés nouvelles et mystérieuses, il ne rêvait pas pour le genre humain le chimérique privilège de l’immortalité sur la terre. S’avançant jusqu’aux confins de la vérité et du bon sens, il allait jusqu’où la philosophie peut aller, mais il s’arrêtait où l’illuminisme commence. Sa raison seule