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la valeur de leurs productions poétiques, et cette mutuelle injustice a rendu des arrêts passionnés, presque haineux. On a vu alors des critiques éminens, qui auraient dû diriger et redresser les jugemens portés par la foule, prêter à ses erreurs l’autorité de leur nom. Guillaume Schlegel se mit à dénigrer Racine. Les représailles ne se firent pas attendre : Schiller et Goethe eurent parmi nous leurs proscripteurs, qui dénoncèrent aussi ceux qui les goûtaient comme des traîtres envers la France. Que de querelles ! que de colères ! Les Allemands nous avaient appelés des petits-maîtres ; nous leur ripostâmes par le gros mot de barbares : on se renvoyait les excommunications. Il se trouva un moment que les paroles prononcées par Montaigne et Pascal sur la justice et le droit purent s’appliquer à la poésie : « Plaisante poésie, qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Néanmoins le temps, la réflexion, l’initiative prise avec tact et courage par quelques esprits, firent comprendre qu’avec une telle intolérance on se privait de part et d’autre de plaisirs piquans et légitimes. D’un commun accord, les barrières furent levées : la poésie allemande entra en France, les livres français passèrent le Rhin. Les deux peuples se lurent, s’adressèrent des complimens et des critiques ; enfin aujourd’hui les deux nationalités de Klopstock et de Corneille sont et doivent rester des différences, mais elles ne sont plus des incompatibilités.

Ces difficultés de s’entendre, et ce qu’on pourrait appeler ces guerres de poésie, sont particulières aux modernes : l’antiquité ne les connaissait pas. La poésie écrite des anciens découlait tout entière de leur mythologie, cette autre poésie qui avait l’autorité d’une religion. Les poètes puisaient leurs inspirations dans les faits merveilleux, dans les fables, dans les traditions si nombreuses et si dramatiques du polythéisme. Sans doute le champ était vaste, mais ce n’était pas encore l’infini. Si grand que fût le cercle, il était fatal, et l’artiste n’en pouvait sortir ; au surplus il n’y songeait pas. Cette adhésion sans réserve et sans regret à la théologie du polythéisme est plus remarquable encore chez les Romains que chez les Grecs. En effet, la Grèce, en faisant de sa poésie l’expression populaire de sa mythologie, se glorifiait elle-même, car elle-même était le théâtre de toutes les histoires qui composaient la religion nationale. La docilité des Romains à régler leur imagination poétique sur les données du polythéisme grec n’avait pas les mêmes motifs ; néanmoins elle fut complète. Homère ne régna pas moins à Rome qu’à Athènes. Il fut lu d’abord dans les imitations informes de Livius Andronicus ; bientôt, dans sa langue harmonieuse, il fit les délices de tout ce que la société romaine comptait de plus éminent. Au milieu des circonstances et des spectacles les plus graves, d’illustres Romains ne trouvent rien de mieux que des vers d’Homère pour exprimer leur pensée. Lorsque devant Numance Scipion Émilien apprit la fin tra-