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m’exagère pas l’excellence des mœurs au moyen-âge, encore moins la pureté de la société actuelle ; cependant je n’en reconnais pas moins que de grandes conquêtes sociales sont acquises à l’humanité, l’abolition de l’esclavage, par exemple, et l’égalité de la femme. De ces deux bienfaits, il est résulté dans la vie publique et dans les habitudes privées des améliorations incalculables, mêlées, comme toujours, de quelques inconvéniens. L’abolition de l’esclavage a produit le paupérisme ; l’égalité de la femme a créé, non pas l’infidélité dans le mariage, mais, si l’on veut, une forme d’infidélité nouvelle, la galanterie. Ce sont là des maux regrettables, bien moindres pourtant que ceux qu’ils ont remplacés. Je ne prétends pas excuser les libertés souvent excessives que se permettent les docteurs de la gaie science ; mais, en fin de compte, je défie que l’on me montre, dans les scènes les moins réservées des romans de la Table-Ronde, et même dans les contes les plus graveleux des trouvères et des troubadours des XIIIe, XIVe et XVe siècles, rien qui suppose ou seulement rappelle les infamies de Martial ou les énormités de Pétrone. Si quelques-unes de ces souillures antiques déshonoraient encore quelques classes très peu chevaleresques de la société au moyen-âge, ces honteux écarts n’étaient pas du moins divinisés comme autrefois dans l’Olympe ; ils étaient châtiés par les lois et par les vers brûlans de Dante, organe de la réprobation publique.

M. Delécluze a cité, parmi les extraits qu’il emprunte aux romans de chevalerie, la scène fameuse de Lancelot du Lac, dont la lecture causa la mort des deux amans de Rimini. Ce morceau est plus que tendre, j’en conviens ; il est sensuel. De pareilles peintures sont contagieuses et funestes : la chute de Paul et de Françoise le prouve mieux que ne feraient mes paroles. C’est là, d’ailleurs, le point extrême de la licence que se soient permise les romans de la Table-Ronde ; j’entends les chefs-d’œuvre, car les œuvres médiocres ne comptent pas. Eh bien ! je dis que, même avec la circonstance aggravante de la violation de la foi conjugale, la galanterie chevaleresque de nos pères, et même ce qui nous en reste aujourd’hui (s’il nous en reste), est presque de l’innocence auprès des abominables mœurs que suppose la littérature ancienne. Vous nous engagez à revenir au bon sens et à la sagesse antiques ! Y avez-vous bien songé ? Sans doute, il convient d’admirer et d’étudier l’antiquité dans ce qu’elle nous a légué de grand, de beau et d’irréprochable, dans les tragiques grecs, dans la statuaire, dans Homère, dans Polybe ; mais, s’il s’agit de mœurs, croyez-moi, étendons sur les nudités grecques et romaines le manteau de la pudeur filiale. Au point de vue de la morale et de la famille, les moins sages d’entre nous valent mieux, grace au christianisme, que Caton le censeur, mieux que le sage Aristide.


CHARLES MAGNIN.