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antique attribue à Jupiter, à Alcmène et à Amphitryon. Quant à l’enchanteur Merlin, il remplit dans cette histoire passablement scandaleuse le personnage de Mercure, et même quelque chose de pis, car c’est par le moyen de ses sortilèges que le monarque breton revêt la ressemblance de son vassal pour pénétrer dans le château de Tintagel et s’y comporter en mari. Cette disgrace conjugale a servi en quelque sorte de type à toutes celles dont on suppose dans les romans que furent victimes beaucoup de fronts couronnés, sans en excepter même le grand Arthur, malgré sa triple auréole de roi, de conquérant et de fondateur de la Table-Ronde.

Cette tendance fort peu morale des romans du cycle d’Arthur réagit sur ceux du cycle de Charlemagne. Vers 1180, comme l’a établi récemment M. Pantin Paris[1], et non pas au milieu du siècle suivant, parut la Chanson des Saxons, du trouvère artésien Jean Bodel, dont M. Delécluze a traduit de nombreux et très agréables fragmens. Cette chanson de geste, qui fait suite à celle de Roncevaux, est écrite en vers de douze syllabes et divisée en longues tirades monorimes[2]. C’est la première et, je crois, la seule chanson de geste dont la galanterie soit le principal ressort. L’action roule sur deux intrigues d’amour : l’une entre la reine Sébile, femme du roi de Saxe Guitechin (Witikind), et Baudoin, frère de Roland, l’autre entre la belle Hélissan, prisonnière chez les Saxons et un jeune et intrépide chevalier chrétien, Bérard de Montdidier. M. Delécluze, qui ne pouvait connaître la date nouvellement fixée de l’œuvre de Jean Bodel, a fait preuve d’un tact critique on ne peut plus juste, en remarquant que, par la gravité du sujet, par la décence des épisodes d’amour et l’absence de toutes fictions trop invraisemblables, l’œuvre spirituelle et gracieuse de Jean Bodel était de près d’un siècle en retard du goût dominant à l’époque où on la croyait composée.

En effet, à l’approche du XIIIe siècle, vers 1190, la poésie chevaleresque changea tout à coup de caractère, de sujets et même de forme. Le cycle d’Arthur prévalut sur celui de Charlemagne. Les Olivier, les Roland, les Ogier, les Aiol, étaient des héros trop simples et de mœurs trop rudes pour demeurer l’idéal poétique d’une société de plus en plus raffinée. Les anciennes chansons de geste, sorties des chants nationaux, s’adressaient à des auditeurs de tous les rangs ; elles étaient chantées, comme leur nom l’indique, en entier ou par parties, en plein air et dans des réunions nombreuses. Au contraire, quoique le personnage demi-fabuleux d’Arthur soit resté éminemment national dans les deux Bretagnes, les principaux romans du cycle qui porte son nom

  1. Histoire littéraire de France, t. XX, article Jean Bodel.
  2. En 1839, ce poème a été publié, comme la Chanson de Roland, par l’habile et infatigable M. Francisque Michel, sur le manuscrit de la Bibliothèque royale.