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et pacifique écolier. Plus loin. Adalbert nous apprend que Charlemagne avait parmi ses ducs des héros qui ne le cédaient en rien à ce qu’on a conté depuis de Roland. Eischer de Durgowe[1] valait à lui seul une armée formidable. On l’aurait pu croire sorti de la race des Énakim (des géans), tant sa taille était haute : il montait un énorme cheval ; et quand l’animal refusait de passer la Doire, enflée par les torrens des Alpes, il le traînait après lui dans le fleuve, en disant : « Par monseigneur saint Gall, que tu le veuilles ou non, tu me suivras. » Eischer fauchait les Bohémiens et les Avares comme l’herbe d’une prairie. A ceux qui lui adressaient des questions sur les Wenèdes, il répondait : « Ne me parlez pas de ces grenouillettes ; j’en portais sept, huit, et même neuf enfilés au bout de ma lance, pendant qu’ils murmuraient je ne sais quoi. Nous nous sommes, le roi Charles et moi, fatigués, bien en pure perte, contre de pareils vermisseaux[2]. » Voilà déjà bien, ce me semble, les héros gigantesques et quelque peu rodomonts qui donneront de si prodigieux coups d’estoc et de taille dans les romans de chevalerie. – « Ce vétéran. Adalbert, redisant les exploits du grand empereur à un enfant qui devait les écrire, quand il serait vieux à son leur, ne ressemble pas mal, a dit M. de Châteaubriand, à quelque grenadier de Napoléon racontant la campagne d’Égypte à un conscrit, tant la fable et l’histoire se mêlent dans la vie des hommes extraordinaires[3] ! »

Au contraire de Charlemagne, si grand dans l’histoire et ordinairement si rapetissé dans les fictions romanesques, Roland, le paladin sans égal dans les romans des douze pairs, occupe à peine quelques lignes dans nos annales. Éginhard est, comme je l’ai dit, le seul auteur contemporain qui l’ait nommé, et l’on sait avec quelle brièveté. Cependant plusieurs monumens viennent se joindre à cette courte mention pour attester à la fois son existence historique, sa popularité et ses prouesses. Une statue de Roland, que Seroux d’Agincourt, si bon juge en cette matière, attribue au IXe siècle, existe dans une église de Vérone, et on lit sur l’épée du héros le mot Durindarda. A Meaux, le père Mabillon a vu, au commencement du dernier siècle, dans l’abbaye de Saint-Faron, un mausolée qu’il croit être celui d’Ogier-le-Danois, mort religieux dans ce monastère. Or, ce monument que l’illustre antiquaire a fait graver[4], et qu’il attribue au IXe siècle ne pouvait, en aucun cas, comme l’architecture le prouve, être postérieur au XIIe. Devant les colonnes qui entouraient cette tombe d’une sorte de portique, s’élevaient quatre figures de pierre : celle de Roland tenant un cor de la main gauche, celle d’Aude, sa fiancée, celle d’un prélat qui semblait les bénir,

  1. Thurgau, en Suisse.
  2. Monach. Sangal., lib. II, c. XII.
  3. Études historiques, t. III, p. 402.
  4. Voy. Acta S. S. Ord. Benedict., soecul. IV, pars I, p. 665.