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seigneur, il n’y a pas de maux qu’on ne doive souffrir : le froid, le chaud, la perte même de son sang et de sa chair. Frappez de votre lance et moi de Durandal, ma bonne épée que le roi me donna ; et, si je meurs ici, celui qui l’aura pourra dire, ainsi que tout autre, qu’elle appartenait à un noble chevalier. »

STROPHE 87. — Alors l’archevêque Turpin pique son cheval et gagne un tertre. Il appelle les Français et leur parle ainsi : « Seigneurs barons, Charles nous a assigné ce poste. Pour notre roi, nous devons bien mourir. Faites donc, en sorte de soutenir la chrétienté. Vous allez avoir bataille. Vous n’en pouvez douter, car déjà vous voyez les Sarrasins. Reconnaissez vos fautes et demandez pardon à Dieu ; j’absoudrai vos ames. Si vous mourez, vous serez au nombre des saints martyrs, et vous siégerez à la meilleure place du paradis. » Les Français descendent de cheval et s’agenouillent. L’archevêque leur commande pour pénitence de se battre, puis il les bénit au nom de Dieu.

STROPHE 89… Roland, le visage serein et riant, brandit et élève son épieu, auquel est attaché un gonfalon blanc dont les franges battent jusque sur ses mains. Son compagnon Olivier le suit, et ceux de France témoignent la confiance qu’ils mettent en eux. Après avoir lancé un regard terrible aux Sarrasins, il tourne affectueusement ses yeux sur les Français et leur dit : « Seigneurs barons, marchez doucement et avec calme, car ces païens s’avancent de telle sorte que nous pourrons en faire un grand carnage. Il n’y eut jamais un roi de France aussi vaillant que Charles ! » Aoi.

STROPHES 102, 107, 109… Français et païens échangent des coups terribles. Que de lances sanglantes et brisées ! que de gonfalons et d’enseignes rompus ! Roland et Olivier frappent de tous côtés… Ceux de France souffrent aussi de grandes pertes. Combien de bons Français tués à la fleur de l’âge qui ne reverront ni leurs mères, ni leurs femmes, ni les compagnons qui les attendent au port avec Charlemagne !… En France, la nature éprouva de merveilleuses tourmentes. Il y eut des orages et des tonnerres, des pluies, de la grêle et des vents. Plusieurs fois la foudre tomba, et la terre trembla véritablement. De Saint-Michel de Paris jusqu’à Sens[1], et de Besançon au port de Wissand[2], il n’y eut pas de château-fort dont les murs ne s’écroulassent… Nul ne vit de tels signes sans terreur. Quelques-uns disaient : « Voici la fin des temps. » Ils ne savaient pourtant ni ne disaient la vérité : ces convulsions de la nature présageaient la mort de Roland.

STROPHES 124, 125… Oh ! grande terre de France ! combien Mahomet te maudit ! Par-dessus tous les peuples, celui que tu nourris est vaillant !… Quatre fois la bataille a été favorable aux chrétiens ; mais, à la cinquième, elle leur devient lourde et terrible. Tous les chevaliers français furent tués, à l’exception de soixante, que Dieu épargna…

STROPHE 126… Quand le comte Roland s’aperçut de l’énorme perte des siens, Aoi[3], il appela son, compagnon Olivier : — « Beau sire, dit-il, que Dieu vous inspire du courage ! Voyez-vous combien de nobles chevaliers gisent

  1. On lit dans M. Bourdillon : « Du mont Saint-Michel jusqu’à Reims. »
  2. Entre Boulogne et Calais.
  3. Ici cette exclamation intercalée dans la strophe paraît un cri de douleur.