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STROPHES 78, 79. — Olivier monte sur un grand pin[1] ; il regarde vers la droite une vallée herbue, et voit venir la gent païenne. Il appelle son compagnon Roland : — « Je vois, dit-il, venir, du côté d’Espagne, un tourbillon retentissant ; je vois de blancs hauberts et des heaumes éclatans. Nos Français vont éprouver de grandes peines. Ganelon le savait bien, le félon ! le traître ! lorsqu’il nous désigna pour ce poste devant l’empereur. » - « Olivier, tais-toi, dit le comte Roland ; c’est mon beau-père, je ne veux pas qu’on en dise un seul mot. » Olivier descend du pin, s’approche des Français et leur dit : « J’ai vu les païens, et jamais homme sur terre n’en vit un plus grand nombre. Seigneurs barons, placez votre courage en Dieu et tenez ferme pour n’être pas vaincus. » Les Français disent : « Malheur à qui s’enfuit ! Pour mourir, pas un de nous ne vous manquera. » Aoi.

STROPHE 81… - « Compagnon Roland, dit Olivier, sonnez de votre cor ; Charles l’entendra et reviendra avec l’armée. » Roland répond : « Je ferais l’action d’un insensé, et dans la douce France je perdrais toute ma renommée. Bientôt je vais frapper de grands coups avec Durandal ; sa lame sera sanglante jusqu’à l’or de sa poignée… » Aoi.

STROPHE 83… - « Compagnon Roland, sonnez de votre olifant, répéta Olivier[2] ; Charles qui passe le port (le défilé) l’entendra, et je vous suis garant qu’il reviendra avec toute son armée. » - « A Dieu ne plaise, répond Roland, qu’il soit dit par homme vivant que pour des païens j’ai fait sonner mon cor ! C’est un reproche qu’on ne fera jamais à mes descendans. Quand je serai à la grande bataille, je frapperai des milliers de coups[3]… »

STROPHE 85. — Roland est brave, Olivier est vaillant ; tous les deux sont de merveilleux vassaux. Puisqu’ils sont en selle et sous les armes, on peut être certain qu’ils n’esquiveront pas la bataille pour éviter la mort… Cependant les païens chevauchent pleins de fureur. – « Roland, dit Olivier, n’en apercevez-vous pas quelques-uns ? En voilà qui nous approchent. Ah ! Charles est trop loin. Vous n’avez pas daigné sonner de votre olifant ! Si le roi était ici, nous n’aurions à craindre aucun dommage !… Vous le voyez, l’arrière-garde est triste ; ceux qui la composent n’en formeront jamais une autre. » - « Ne dites pas de telles extravagances, interrompit Roland ; malheur au cœur qui se fait couard dans la poitrine ! Nous resterons étendus sur la place. Pour nous seront les coups. » Aoi.

STROPHE 86. — Quand Roland voit qu’il y aura bataille, il devient plus féroce qu’un lion. Il appelle Olivier et rassemble à grands cris les Français : « Sire compagnon, ne parlez pas comme vous faites. L’empereur nous a laissés ici vingt mille Français, persuadé que pas un d’entre eux n’est un lâche. Pour son

  1. On lit dans M. Bourdillon sur un pui, c’est-à-dire sur une hauteur, sur un tertre élevé. Cette leçon me parait bonne. Un chevalier avec son armure aurait pu difficilement monter sur un arbre.
  2. On appelait les cors olifans, parce qu’ils étaient ordinairement d’ivoire. Voy. du Cange au mot Elephas. Le Pseudo-Turpin appelle le cor de Roland tuba eburnea. Turold le représente comme étant d’ivoire et de cristal, garni d’or. Voy. strophe 167.
  3. Le texte porte : dix-sept cents coups, dans le sens du sexcenties des Latins.