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bien entendu, celles qui furent composées en Espagne (car il existe au-delà des Pyrénées tout un contre-cycle des romans de Charlemagne et de Roncevaux) ; de ce côté, l’orgueil national créa, comme on le pense bien, des fictions en sens inverse des nôtres.

Le plus ancien texte qui nous soit parvenu de ce chant de guerre est, de l’avis de la plupart des critiques, la rédaction normande, conservée dans la bibliothèque Bodléienne, et publiée en 1839 par M. Francisque Michel[1]. Ce poème est signé au dernier vers du nom de Turold, comme poète, ou, suivant une autre opinion que je ne partage pas, comme jongleur ou comme copiste. Affirmer que ce texte représente la chanson même qui fut entonnée par Taillefer dans la plaine de Hastings serait une assertion téméraire, surtout quand Turold lui-même cite comme garant des faits qu’il rapporte une geste antérieure à la sienne, composée par le baron Gilie, fondateur du moutier et de la prison de Laon, lequel avait pris part à la bataille : e cil ki el camp fu[2]. Tout ce qu’il est possible d’affirmer, c’est qu’une certaine dureté de versification, l’emploi constant de l’assonance et quelques autres indices fournis par la langue permettent d’assigner la fin du XIe siècle ou le commencement du XIIe pour date au texte d’Oxford. Presque toutes les autres copies, au nombre de six ou sept, semblent appartenir à une rédaction d’un demi-siècle au moins plus récentes : elles ont d’ailleurs cela de commun qu’elles sont écrites, non pas en dialecte normand, mais en français pur ou français de France, qu’elles sont partagées en tirades, non plus assonantes, mais exactement rimées, et qu’elles offrent, avec moins de simplicité et de grandeur dans le dessin, une versification notablement perfectionnée et adoucie. En 1832, un élève distingué de l’école normale, M. Monin, publia, dans une thèse fort remarquable, des fragmens très étendus de la plus ancienne des deux copies de ce poème que possède la Bibliothèque royale. En 1840 et 1841, un éditeur plein de patience et d’enthousiasme confronta les manuscrits de Lyon, de Paris, de Versailles, de Venise, de Cambridge, et, nouveau diascevaste d’un nouvel Homère, composa d’une suite de leçons choisies un texte qu’il accompagna d’une traduction[3]. J’ai cru d’autant plus convenable de rappeler cette laborieuse récension de l’épopée de Roncevaux, que le travail de M. Bourdillon a été jusqu’ici très rarement cité, et que M. Delécluze lui-même ne paraît pas l’avoir connu.

  1. Paris. Techener, 1 vol. grand in-8e, avec notes, glossaire, etc.
  2. Strophe 153. Les rédactions postérieures appellent le baron Gilie Saint-Gilles « Li ber Saint Gilles en fit l’estoire. »
  3. Je n’ai pas la présomption de vouloir juger en quelques lignes un travail qui demanderait un examen approfondi ; je n’exprimerai qu’un seul regret, c’est que l’éditeur n’ait pas indiqué pour chaque morceau le manuscrit qu’il a préféré. Cette attention aurait donné une plus grande autorité philologique à son texte.