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naturel qu’aurait dû suivre, laissée à elle-même, la civilisation romaine unie au christianisme. Aussi fut-ce à ses yeux une œuvre méritoire et sainte que de travailler à l’écoulement de ces eaux malfaisantes, et il n’y a point, à son avis, de plus intéressant et de plus beau spectacle que d’épier le moment où, par leur retraite, elles ont laissé peu à peu reparaître les hautes cimes de l’ancienne civilisation.

Les premiers écrits de M. Delécluze, Luigi da Porto, Antar, le Vatican, auxquels il ne tarda pas d’ajouter les vies de Léonard de Vinci, d’André Vésale, de Bernard Palissy, etc., témoignèrent tout d’abord de la direction de ses idées et de ses travaux ; mais instruit, comme il l’est, de la marche des arts et de la littérature en Italie, cette contrée qui se préserva, mieux qu’aucune autre, de l’esprit et du souffle du Nord, il fut bientôt conduit à reporter le grand événement de la renaissance, non pas, comme on le fait ordinairement, au milieu du XVe siècle, mais à la fin du XIVe, à Pétrarque et à Boccace. Cependant, tandis qu’il s’appliquait à ces délicates recherches, la réhabilitation du moyen-âge commença à s’opérer parmi nous avec un fracas et une intolérance de réaction bien propres à l’irriter. Il pénétra, lui aussi, dans ce moyen-âge qu’il aimait peu, et la première chose qu’il y remarqua, c’est qu’indépendamment d’un premier essai tenté par Charlemagne, le retour aux lumières et aux traditions antiques remonte en Europe au-delà même de Pétrarque et de Boccace, et que, pendant toute la durée des XIIIe et XIVe siècles, des esprits de premier ordre, tels que Roger Bacon et Raymond Lulle, étaient parvenus, par la rectitude naturelle de leur génie, à remonter des puérilités de l’école et des rêves de l’alchimie au seuil de la philosophie rationnelle et de la méthode expérimentale. Ainsi, de proche en proche, les ténèbres du moyen-âge s’éclaircissaient et reculaient, pour ainsi dire, devant ses pas ; enfin, le cercle allant toujours se rétrécissant, M. Delécluze en est arrivé à renfermer le moyen-âge dans la courte durée du régime féodal, entre le commencement du Xe siècle et le milieu du XIIe ou à peu près[1].

Cette division inusitée est-elle légitime et doit-elle être préférée à la division communément admise ? — Mon Dieu ! les dénominations, les classifications artificielles importent au fond assez peu. Que l’on assigne pour date à la renaissance l’année de la découverte du fameux manuscrit des Pandectes à Amalfi, en 1137, ou bien, avec tout le monde, l’année de la chute de l’empire d’Orient, suivie de l’heureuse dispersion des savans de Constantinople ; je n’y attache, pour ma part, que peu ou

  1. Si je ne détermine pas d’une manière plus précise l’opinion de M. Delécluze sur ce point important, c’est qu’elle m’a paru chez lui un peu flottante. Je lis dans Roland, t. I, p. 357 : « L’esprit chevaleresque s’est mêlé à tout depuis le XIIe siècle jusqu’au XVIe, période dans laquelle j’enferme la renaissance des connaissances humaines… » et t. II, p. 268 : « La renaissance des lettres, qui date de la fin du XIIIe siècle… »