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divers incidens du tableau qui frappe ses yeux, par la charrue de Jean-George, par la vache du bonhomme Valentin : philosophie populaire et profonde, qui, mêlée à cette ferme peinture de la vie des champs, lui emprunte, comme les hymnes de Jocelyn, mille parfums pénétrans qui réjouissent l’ame. M. Auerbach a-t-il songé au poème de M. de Lamartine en écrivant l’humble et touchante chronique du maître d’école de Lauterbach ? Je ne sais ; ce rapprochement toutefois n’altère en rien l’originalité de son œuvre ; s’il s’est souvenu de Lamartine, il a réussi à s’approprier l’inspiration du poète avec une sincérité incontestable, et à créer sur sa toile une figure qui lui appartient.

Je regrette que M. Auerbach ne se soit pas toujours renfermé dans les riantes peintures où il excelle ; il a craint la monotonie peut-être, il s’est défié de ses forces, et, pour varier l’intérêt de ce recueil, il a eu recours çà et là à des émotions que je crois artificielles. Pourquoi des scènes de mélodrame au milieu de ces élégantes études ? L’histoire de Toinette à la joue mordue contient plus d’un détail charmant, mais la conclusion est d’une autre langue, d’une autre littérature, si je puis ainsi parler. Le crime qui ensanglante le récit n’appartient pas à l’inspiration ordinairement si franche, si naturelle, de l’auteur ; nous ne sommes plus à Nordstetten, nous n’avons plus entre les mains le chroniqueur exact, je lis un des romanciers du jour, j’assiste à une scène arrangée par la main d’un faiseur. Le même reproche s’adresse aussi à l’histoire de Geneviève, bien que j’y retrouve encore des traits pleins de grace et vraiment distingués. L’esquisse est souvent agréable ; comment, en d’autres endroits, la main de l’auteur a-t-elle appuyé sans précaution ? Le crayon, en s’écrasant, a charbonné toute une partie du dessin.

La vocation du talent de M. Auerbach se déclare surtout dans les fines peintures, dans des scènes habilement groupées, d’une couleur gracieuse et gaie, d’une vérité naïve et où brille toujours une pure élévation morale. Quelquefois le sentiment politique se fait jour, mais avec quelle discrétion ! avec quel ménagement ! C’est là que je reconnais un artiste bien délicat. L’honnêteté, la droiture de ses paysans, la conscience naïve de leurs droits, s’expriment sans faste avec une bonhomie parfaite. La belle ballade d’Uhland sur le vieux droit pourrait servir d’épigraphe aux principales pièces du recueil. Nordstetten a ses prud’hommes, ses patriarches, dont l’autorité est grande dans toutes les affaires qui intéressent le droit commun. Il ne faut pas que le chef du district, l’Oberamtmann, prétende introduire des usages nouveaux et restreindre les vieilles franchises ; il rencontrera une opposition sensée et tenace. Un de ces prud’hommes toujours consultés, un de ces défenseurs de la commune, c’est celui que l’auteur appelle le Buchmaier. Le Buchmaier est reconnu comme le plus sage et le plus expérimenté, c’est à lui qu’on s’adresse en toute occasion difficile ; si Jean-George ou