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enfin, et que le mouvement confus des lettres contemporaines ne sera ni abandonné à lui-même, ni violemment comprimé. L’école de Tubingue commence à donner des espérances ; les Annales du présent, dirigées avec une distinction réelle par M. Schwegler, pourront un jour remplir ce rôle actif et sérieux que je regrette de voir délaissé aujourd’hui. Que les jeunes écrivains de ce recueil se gardent seulement de cet esprit exclusif, de cette partialité jalouse à laquelle on se laisse si aisément entraîner au-delà du Rhin ; l’exemple de leurs aînés doit les avertir et leur inspirer une salutaire défiance. Parmi les critiques les plus accrédités, qui ne combattent pas sous la bannière d’une école, il en est quelques-uns que je voudrais voir s’emparer bientôt d’une autorité légitime. M. Levin Schücking est un esprit distingué, habile à s’approprier la substance d’un livre, à l’analyser finement. Ses différens travaux, dans la poésie et dans le roman, sont de gracieux essais ; ils ont donné à sa pensée une heureuse souplesse, et la critique, qui paraît bien être sa vocation véritable, en profitera certainement. Je souhaiterais surtout à M. Gustave Kühne une autorité de plus en plus efficace. Voilà un écrivain charmant, une sincère nature de critique, douée de facultés éminentes et vives ; rare esprit, fidèle à la tradition, et prompt à aimer, à comprendre, à conseiller son époque. Le goût, le sens délicat et pur, la finesse qui se fait trop souvent regretter en Allemagne, l’enthousiasme aussi, il possède ces qualités précieuses ; ce qui manque à M. Gustave Kühne, c’est la force et la décision. J’entrevois pour lui, s’il acquiert la fermeté nécessaire, un rôle utile et qui ne sera pas sans honneur. Pourquoi ne donnerait-il pas à son pays ce critique, ce guide sérieusement autorisé, dont la poésie allemande a tant besoin au milieu des complications périlleuses du mouvement politique et du travail littéraire ? D’autres, esprits déjà bien préparés, M. Hermann Margraff, M. Marbach, M. Henri Koenig, seraient dignes de s’associer à sa tâche. Ce qu’ils devraient recommander aujourd’hui plus que jamais, c’est le respect de cette tradition si menacée dans la tourmente actuelle. Ils rappelleraient aux poètes la première condition qui leur est imposée ; ils les mettraient en garde contre les imitations étrangères, ils leur prêcheraient la fidélité au caractère national. S’il est bien que l’Allemagne politique tourne les yeux vers les pays libres et leur demande des conseils pour les réformes qui la préoccupent, il ne faut pas qu’elle renonce à elle-même, qu’elle efface indistinctement tous ses souvenirs, qu’elle nous emprunte pour ses romans et ses poèmes les déclamations socialistes ou la légèreté banale d’une littérature médiocre ? Comment les leçons du passé doivent-elles être modifiées et appropriées aux besoins nouveaux ? Voilà le problème qu’ils devraient étudier, l’enseignement dont ils devraient se charger sans cesse. C’est surtout dans les momens de crise, aux heures de transition, que la critique est vraiment utile et