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Celui-ci, n’entendant plus autour de lui le bruit des voix, le choc des verres et le cliquetis des bouteilles au milieu desquels il s’était endormi, ouvrit tout à coup les yeux.

— Vous m’avez dit, je crois, s’écria-t-il d’une voix enrouée en me faisant l’honneur de m’adresser de nouveau la parole, que l’empereur Napoléon se portait bien : caramba ! j’en suis bien aise. C’est un grand homme ! et après Santa-Anna…

Puis, voyant que tous les assistans se taisaient, il continua : — Ah çà ! que se passe-t-il donc ici ? n’y a-t-il plus ni mescal ni eau-de-vie ?

On l’interrompit pour lui apprendre les nouvelles.

— Eh bien ! ajouta-t-il, est-ce une raison, parce que le gouvernement se révolte contre nous, parce que les Hiaquis envoient un régiment pour nous combattre, de ne pas boire ? Et, saisissant la première bouteille qui tomba sous sa main, il fit d’un trait disparaître ce qui en restait. Ce qui lui restait de raison et de force disparut aussi, et il glissa sous la table avec un bruit de ferraille produit par le retentissement de sa rapière contre le carreau.

Cet épisode inattendu ramena la gaieté parmi tous les prononcés, qui recommencèrent à jouer et à boire. Ochoa seul paraissait pensif ; il réfléchissait peut-être à la responsabilité qui pesait sur lui en l’absence du général Tobar ; les circonstances devenaient graves, et l’affaire pouvait tourner mal pour le capitaine ; il tordait ses moustaches avec impatience, et de sombres éclairs jaillissaient de ses prunelles dilatées. Au milieu de la scène qui l’entourait, ce bandit, sur qui reposait presque le sort d’une ville entière, ne manquait pas de grandeur.

— Eh bien ! qu’allez-vous faire ? demanda Casillas à Ochoa en le regardant avec anxiété.

— Ce que je vais faire ! s’écria Ochoa arraché à ses préoccupations… Le général Tobar doit être instruit de ce qui se passe ; quelqu’un de vous veut-il monter immédiatement à cheval et courir à franc étrier jusqu’à lui ?

Un profond silence accueillit cette proposition. Ochoa regarda autour de lui en fronçant le sourcil.

— J’irai, moi ! s’écria Zampa Tortas, un jeune homme à l’air doux et modeste qui jusque-là n’avait pas dit un mot.

— Mais c’est un luron qu’il me faut, un hombre de a caballo, car la route est dangereuse, reprit Ochoa à l’aspect du jeune commis de la douane, car telle était la position sociale de Zampa Tortas.

— J’irai, reprit simplement le jeune homme, et je ne demande que le temps de seller mon cheval.

— Eh bien ! que Dieu vous accompagne ! dit Ochoa, et il le prit à l’écart pour lui donner ses instructions.

— Maintenant, poursuivit le capitaine, notre devoir est tout tracé.