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répondit le torero ; c’est qu’il ne s’agit point d’un des mensonges que tu représentes, senor Mayquez ; ici, c’est la réalité ! » Ce mot explique l’intérêt de ces combats. La pâleur du torero est contagieuse, parce qu’elle n’est point, comme au théâtre, composée avec du fard, et son émotion vous gagne, parce qu’elle n’est pas feinte. Quand le soir d’un combat on assiste, comme il nous arrivait souvent à Madrid, à un drame ou à un opéra, on reste singulièrement froid devant les plus effrayantes péripéties, et la voix de Ronconi lui-même nous paraissait avoir perdu ses vibrations si puissantes. Il est vrai qu’après deux heures d’une émotion aussi intense, aussi continue, on ressent une extrême fatigue. Il semble que l’on porte autour des tempes un bandeau de fer, et l’on est mal disposé à suivre les imbroglios de M. F. Soulié.

En disant que les incidens des corridas sont toujours les mêmes, j’ai été trop loin, et je vais vous conter un fait qui m’a été certifié par des témoins oculaires. Il y a quelques années, les habitans de Séville lurent un jour avec surprise, sur l’affiche de la course, cette suscription inusitée : « Quand le troisième taureau aura combattu les picadores et reçu trois paires de banderillas, un jeune pâtre, par lequel il a été élevé, paraîtra dans la place. Il s’approchera du taureau, le caressera, et détachera les banderillas l’une après l’autre, après quoi il se couchera entre ses cornes. » L’annonce d’un aussi singulier intermède attira au cirque une affluence immense. Le troisième taureau parut ; c’était un animal parfaitement encorné et très brave ; il éventra quatre chevaux en quatre bonds, reçut les banderillas et se mit à mugir. Alors, contre l’usage, tous les lidiadores disparurent, et le taureau, resté seul dans l’arène, continua de trotter en faisant sauter sur son cou les javelots ensanglantés. Tout à coup un sifflement prolongé se fit entendre. Le taureau s’arrêta et écouta. Un second sifflement le fit venir vers la barrière. En ce moment, un jeune homme, vêtu en majo, sauta dans l’arène, et appela le taureau par son nom : Mosquito ! Mosquito ! L’animal, reconnaissant son maître, vint à lui caressant et apaisé. Le pâtre lui donna sa main à lécher, et de l’autre se mit à le gratter derrière les oreilles d’une façon qui paraissait fort réjouir le pauvre animal ; puis, il détacha doucement les banderillas qui déchiraient le garrot de Mosquito, le fit mettre à genoux, et se coucha sur son dos, la tête entre ses cornes. Le taureau reconnaissant semblait écouter avec bonheur un air campagnard que chantait le berger. L’admiration de la foule, jusqu’alors contenue par la surprise, éclata avec une violence tout andalouse. Ce furent des cris de joie dont on ne peut se faire une idée, si l’on n’a pas vu une plaza de toros. En entendant ces applaudissemens frénétiques qui avaient accompagné toutes ses douleurs, le taureau, jusqu’à ce moment charmé, parut se réveiller et renaître à la vie réelle. Il se releva tout à coup, et poussa un mugissement. Le pâtre s’éloigna bien vite, mais il était trop tard. L’animal, comme furieux