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les plantes des diverses zones. Les sciences naturelles étaient, comme on sait, en grande faveur chez les Arabes, grace aux livres d’Aristote. Les observations de toute nature consignées sur le journal de bord de Suleyman dénotent une érudition remarquable ; de plus, c’est lui qui nous fournit les notions les plus étendues sur l’état politique et les lois de l’Inde et de la Chine. Il a sur son compatriote Ibn-Vahab l’avantage d’une connaissance plus complète des lieux, des hommes et des choses. Celui-ci est un touriste dans toute l’acception du mot.

Ibn-Vahab, fils de Habbar, fils d’Al-Asouad, était descendant du prophète et personnage considérable de la tribu des Coreyschites. En l’an 257 de l’hégire, (870 de Jésus-Christ), la ville de Bassora, sa patrie, fut pillée et saccagée par les Zendj. Ibn-Vahab, ayant perdu ses biens dans le naufrage général, prit le parti de voyager pour se distraire, et alla promener philosophiquement son turban vert et sa fortune déchue dans les diverses principautés arabes de l’Inde. Comme il se trouvait au port de Syras, il lui vint à l’idée, dit la chronique, de s’embarquer sur un navire qui se disposait à partir pour la Chine. Arrivé à Khamfou, il se mit en route pour la capitale de l’empire, voyageant à loisir, s’attardant à chaque gîte, si bien que deux grands mois s’étaient écoulés lorsqu’il fit son entrée à Khomdan. Ibn-Vahab voulait être présenté au fils du ciel, et, en vérité, il était d’assez bonne maison pour y prétendre ; mais il lui fallut produire ses titres et ses parchemins. Une enquête minutieuse fut ordonnée ; elle dura plusieurs mois, après lesquels, son lignage dûment constaté, Ibn-Vahab obtint enfin l’audience tant attendue. Ibn-Vahab a fait de cette entrevue le morceau capital de son voyage. Avec ses prétentions aristocratiques, c’est au moins l’incident qui dut rester le plus profondément gravé dans sa mémoire. A la différence du marchand Suleyman, le fier et indolent cousin de Mahomet dédaignait apparemment de prendre des notes. Ce ne fut que bien long-temps après son retour à Bassora, et dans les jours de sa vieillesse, que, recueillant ses souvenirs, il consentit à dicter les principales particularités de son voyage au chroniqueur Abou-Zeyd. Ce morceau est trop curieux pour que nous n’en citions pas un fragment.

L’empereur conversa avec Ibn-Vahab sur la religion, les mœurs et les usages des différens pays en homme qui paraissait connaître parfaitement la situation politique de l’Asie ; puis, dit l’Arabe, « il fit apporter une boîte, la plaça, devant lui, et, tirant quelques feuilles, il dit à l’interprète : « Fais-lui voir son maître. » Je reconnus sur ces pages les portraits des prophètes ; en même temps je fis des vœux pour eux, et il s’opéra un mouvement dans mes lèvres. L’empereur me fit demander pourquoi j’avais remué les lèvres : Je priais pour les prophètes, répondis-je. L’empereur me demanda comment je les avais reconnus, et je répondis : Au moyen des attributs qui les distinguent. Ainsi, voilà Noé dans l’arche qui se sauva avec sa famille lorsque le Dieu très haut commanda aux eaux et que toute la terre fut submergée avec ses habitans. Noé et les siens échappèrent seuls au déluge. — À ces mots, l’empereur se mit à rire, et dit : Tu as deviné juste lorsque tu as reconnu ici Noé ; quant à la submersion de la terre entière, c’est un fait que nous n’admettons pas. Le déluge n’a pu embrasser qu’une portion de la terre ; il n’a atteint ni notre pays, ni celui de l’Inde. » Ibn-Vahab rapporte qu’il craignit de réfuter ce que venait de dire l’empereur, et de faire valoir les argumens qui étaient à sa disposition. La discussion eût été inutile, peut-être dangereuse. Il reprit