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Apsley-House et Cumberland-Gate avec une force et une vitesse auprès desquelles notre promenade des Champs-Élysées semblerait une procession funèbre. Que de belles jeunes filles que l’on a rencontrées la veille au thé dansant de Holderness-House ou dans une loge à l’Opéra, au concert de lady Wilton, ou au bal de la duchesse de Sutherland ! Lady Ailesbury à la flottante chevelure guide elle-même l’attelage microscopique de son poney-phaéton ; plus loin, lady Seymour, l’indolente reine[1], se réveille au trot d’un gentil cheval alezan. Au milieu de ce groupe rieur, lord John Manners, excellent jeune homme, beau garçon par-dessus le marché, dont la jeune Angleterre a voulu à toute force faire un homme d’état, raconte l’histoire d’un dîner fait à Greenwich ; un peu plus loin s’avance, les rênes pendantes et au petit galop de son cheval, celui que dans Londres on appelle le vieux beau, et que les Français s’étonneraient fort de voir désigné sous ce titre, — le duc de Wellington, « le chapeau cloué sur son front austère, sa taille raide, serrée sous les boutons de sa redingote ; au dedans, du fer éprouvé par le feu, la forteresse d’un esprit inflexible. Loin de lui la richesse de certaines natures exubérantes, cette sève vitale qui déborde et nourrit l’herbe vénéneuse comme la fleur ! Ses passions même obéissent à son gré ; vertus et défauts sont soumis à la même discipline. S’il bout dans ses veines un sang chaleureux, du moins la raison le domine, et, s’il donne carrière à ses plaisirs jusqu’à une certaine limite, la folie lui est chose inconnue. Ne voyant jamais faux tant que l’horizon est étroit, il ne voit jamais juste si on en recule les bornes. Envisageant tout à travers d’anciennes habitudes, l’état pour lui est un camp, le monde entier une manœuvre. Pourtant, en le comparant avec d’autres conquérans, combien ses défauts sont peu nombreux, et que son ame est pure ! Sa lèvre est froide à la vérité, mais elle ne s’est jamais ouverte à un sourire trompeur ; son cœur, s’il est dur, n’est point inhumain ; nulle perfidie n’est venue en aide à son ambition, nul crime n’a souillé sa gloire. L’éternel moi n’a point été sa seule règle ; il s’est élevé sans un seul artifice que pût condamner l’honneur, et, s’il laisse derrière lui le nom d’un héros, ce sera en même temps celui d’un homme. »

Sous certains rapports, le portrait est bien touché ; mais nous avouons que, pour notre part, nous aurions trouvé encore autre chose à dire des rares qualités de cet homme loyal et dépourvu de vaine gloire, qui, parlant un jour de l’arrivée de l’empereur à l’armée d’Espagne, s’écriait avec la plus noble franchise : « J’aurais mieux aimé voir arriver n’importe lequel de ses maréchaux avec dix mille hommes de plus, que Napoléon avec dix mille hommes de moins. » L’auteur de Timon

  1. Lady Seymour, petite-fille de Sheridan, portait au tournament d’Eglington le nom de Reine de Beauté.