Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/830

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partie. Il y a des situations qui ne doivent point être précisées, des caractères qui appellent le mystère, et qui, comme l’éclair, ne jettent de grandes lueurs qu’à la condition de se perdre aussitôt dans le nuage. La plume noire de Ravenswood surnageant sur les flots est un exemple sublime de ce vague dont s’entoure la fin de certains personnages poétiques. Quand Titus a entendu le dernier soupir de Bérénice, où va la reine exilée ? Vers « l’Orient désert, » ou vers ce pays de rêves que nous aimons à peupler de tant d’ombres chéries ? Si elle épouse Antiochus, que nous n’en sachions rien. Bérénice demeurera toujours pour nous le plus délicieux type de l’amour sacrifié au devoir. Notre nouveau Timon a cela de commun avec l’héroïne de Racine, qu’il ne succombe pas à une nécessité fatale, mais à un arrêt prononcé par lui-même, et que, juge inflexible dans sa propre cause, il condamne là où il pouvait absoudre. Une situation analogue se reproduit dans Corinne. Si Bérénice voulait être moins héroïque, si Oswald consentait à oublier une promesse, Corinne ne mourrait pas, et le fils de Vespasien ne pleurerait pas la perte de la royale Syrienne ; mais à qui s’intéresserait-on ? Rien n’attache comme ces luttes entre le désir et la conscience, et ces triomphes du devoir sur l’inclination. Bien que parmi les spectateurs qui s’extasient à de si hautes leçons pas un ne fût capable de les suivre, la dignité humaine y trouve son compte, et l’orgueil humain applaudit. Un sacrifice incomplet, au contraire, nous laisse froids. Que Timon reprenne le chemin de la terre natale, que Lucy meure au fond de quelque verte vallée d’Angleterre, nos sympathies les accompagneront jusqu’au bout ; mais, devant l’union de ces deux êtres que sépare une pensée de délicatesse et d’honneur, il ne nous reste qu’à détourner la tête : c’est une conclusion qui nous a désagréablement surpris. La vraisemblance n’y gagne rien, et la vérité poétique y perd tout.

Cette critique faite, répétons-le bien, le New Timon, dans ses trois premières parties, est non-seulement, comme l’annonce son titre, un roman de Londres, mais encore un roman d’analyse philosophique des moins anglais et des plus distingués. Nous nous expliquons : il y a dans cet ouvrage une hardiesse de vue, une liberté d’examen, une disposition à toucher aux questions défendues, qui naguère encore eussent valu à son auteur l’ostracisme et l’anathème de la part de ses vertueux concitoyens. Voilà pour le fond. Quant aux accessoires, ils sont exclusivement anglais. La forme, le ton, la couleur, la mise en scène, tout cela est pris sur le fait, entre les Horse-Guards et Hyde-Park. Ceci nous mène droit à la question dont tout Londres s’est occupé, à savoir quel est l’auteur de Timon ? On a parlé de sir Edward Bulwer Lytton, on a nommé M. Smythe, quelques personnes ont opiné pour lord Howden (quoiqu’il soit question de lui dans le livre même), d’autres ont indiqué, lord John Manners, et tout le monde s’est perdu en conjectures plus ou