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de la veille reprend le cours de ses occupations, et bientôt, étourdi par le bruit de la vie du monde, croit n’aspirer à la fortune que pour pouvoir la partager avec sa jeune épouse. Un matin cependant son oncle le ministre lui montre dans un journal sa nomination de secrétaire d’ambassade à une cour étrangère. « Faites maintenant votre part, lui dit l’homme d’état ; je vous donnerai le pouvoir, donnez-vous la fortune ; mariez-vous bien ! pas de faiblesse de cœur surtout, pas de fautes. » - Le jour du départ est fixé, et Arden va partir, persuadé qu’il remplit encore par là un saint devoir ; mais, au moment où il se décide, un vieillard se présente chez lui : c’est le père de Mary. Il sait tout, excepté l’innocence de sa fille, qui, fidèle à sa promesse, garde un silence inflexible. Cette scène, où l’homme du monde profite de la délicatesse de celle qu’il trahit pour ne se point trahir lui-même, est conduite avec une habileté extrême ; il en est une pourtant que je préfère, celle où le ministre, instruit de tout par le père de Mary, fait venir son neveu, et le somme de lui dire la vérité. Arden, en véritable diplomate, donne à son oncle les explications qu’il juge nécessaires, après quoi son interlocuteur lui répond froidement : « J’approuve votre attitude ; trompeur ou trompé, un homme comme il faut doit être discret ; mais je n’ai qu’un mot à dire : on ne peut tout avoir ; choisissez de la femme ou de l’oncle. D’un côté, le rang, la position, le pouvoir ; de l’autre, les enfans, les créanciers, la prison peut-être ! » On comprend que le choix est tout fait ; les détails de la scène sont d’une réalité terrible. Point de périphrases, aucun souci de la grace conventionnelle ; les choses sont brutalement appelées par leur nom, et la prose ne va pas plus rapidement au fait. Il y a du Byron dans la mobilité des idées, dans la variété du style, et dans la facilité avec laquelle la plaisanterie alterne avec la profondeur, le sentiment avec l’ironie. J’insisterai sur cette dernière qualité comme étant une de celles qui se rencontrent le moins fréquemment chez les Anglais ; à nous autres Français semble appartenir en propre ce talent de nous moquer de tout, signe caractéristique qui ne contribue pas médiocrement à nous rendre antipathiques à nos voisins de la Grande-Bretagne. L’ironie est en quelque sorte la contrepartie de l’humour. L’humoriste sait découvrir le pathétique sous l’apparence même du grotesque, et aucune nation n’a poussé cet art plus loin que la nation anglaise ; mais saisir le ridicule jusque dans les actes les plus solennels, jusqu’au fond des sentimens les plus respectables, c’est là une faculté dont nous réclamons le monopole. Chez les Allemands, on le distingue à peine. Schiller est amer, parfois même chagrin. Goethe est ironique, et le rire strident de Méphistophélès répond avec puissance au ricanement de Voltaire. Aussi, lorsque dans un Anglais un talent de moquerie se révèle, est-on presque tenté de crier au miracle. Toutefois, en dépit du profond sentiment poétique qui s’y