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convaincue de l’Indien. Un jour, pendant une promenade à cheval, quelques mots échappés au comte provoquent une réponse de la part de son ami, laquelle amène naturellement une confidence : « La jeunesse ne m’a laissé aucun souvenir charmant, » dit Arden, « et l’ombre qui a obscurci le reste de ma vie ne vient que du myrte que j’ai planté dans mon jeune âge ; mon histoire est celle de tout le monde : les destinées opposées de l’homme et de la femme sont engagées dans une lutte éternelle où chacun des deux cherche à tromper l’autre, et où le crime est la part du vainqueur, la honte celle du vaincu. » Avec cette préface commence le récit, l’un des morceaux les plus remarquables du livre, et dans lequel on trouve plus d’un passage que ne désavoueraient pas les meilleurs poètes de l’Angleterre. Élevé au milieu d’une cour, enfant encore et homme déjà, le jeune Arden, pauvre cadet d’une des plus nobles familles du royaume, se laisse attirer par les caresses de la muse. Il publie quelques vers, mais aussitôt les hommes sérieux de sa famille de s’écrier : « Halte-là ! laissez les vers aux gens qui n’aspirent à rien ; la plume de l’aigle ne sert point pour écrire !

Rien de plus facile que de faire adopter et soutenir par une belle intelligence les idées les plus folles et les plus contraires au bon sens ; rien de plus aisé que de distraire un poète, cet être dont le cœur est dans l’imagination, de sa vocation naturelle. Il s’agit seulement de s’y prendre avec adresse. Jetez-lui les pommes d’or d’Atalante, et il les poursuivra comme elle. Il entreprendra tout, à condition d’apporter dans tout une mobilité de pensées et une instabilité de convictions effrayantes. Le passage dans lequel Arden raconte le changement qui s’opéra en lui lorsqu’il renonça à la poésie vaut la peine d’être cité en entier :

« La muse envolée, que me restait-il ? Une fantaisie désorientée, un esprit inquiet. Mes regards amoureux encore de tout éclat, détournés des étoiles, se laissèrent prendre aux diamans. L’homme comme l’enfant, avec le temps, accepte tout et se contente d’un corail là où il demandait la lune. Chassé des pompes et de la royauté du ciel, le véritable poète sait se contenter de la terre, et, distinguant peu le cliquant d’avec l’or, il croit partout saisir la gloire qu’il a rêvée. Ainsi, chez moi, tout se transforma : ce qui auparavant était soif d’immortalité se changea en un âpre désir de notoriété. L’ambition plaça son but dans le pouvoir et n’entrevit le dieu qu’à travers la pluie d’or… Que faire ? Je regardai en bas, et je vis Lazare misérable et dédaigné ; puis en haut je reconnus le mauvais riche sur un trône… »

Tant que la muse seule est sacrifiée, on devine que tout marche fort bien ; mais un jour arrive où l’amour à son tour vient s’attaquer au jeune ambitieux. Avec quel succès, on le devine. Là où la poésie (qui n’est encore, à tout prendre, qu’une espèce d’ambition déguisée) a succombé, quelle chance peut avoir l’amour ? Pourtant ce qu’il y a de profondément