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satire fut âpre et violente, souvent elle n’est qu’une gaieté naïve et sans intention ; elle n’a pas conscience de l’œuvre de destruction qu’elle prépare, tant il y a dans sa mission quelque chose de fatal ! Sur ces hardis et sublimes édifices, dont les flèches légères semblent porter jusqu’au ciel l’hommage de la prière, la satire a trouvé sa place. Mille sculptures bizarres associent la raillerie à la foi. Au milieu des hymnes sacrés qui retentissent sous ces voûtes gothiques se mêlent des cérémonies indécentes, des parodies ridicules. Les mystères introduisent la bouffonnerie dans la Bible ; les danses macabres osent placer le rire en face de la mort. L’église ouvre les bras à cette folle gaieté ; elle veut enlacer de toutes parts le peuple qu’elle gouverne, satisfaire seule tous ses besoins, nourrir seule toutes ses facultés. C’est par elle qu’on prie et qu’on pense, elle veut qu’on rie par elle, trop forte encore pour redouter dans le rire une formidable puissance ; et pourtant la satire par l’église touchait de bien près à la satire sur l’église.

Je ne chercherai pas, au milieu des abondans matériaux que me fournit la malice de nos bons aïeux, l’occasion d’un rire trop facile ; ce serait à la fois inconvenant et injuste. On ne doit pas juger un corps qui se recrute au sein d’une société ignorante et grossière, du haut des idées de décence d’une époque plus polie. Les exigences de l’histoire sont toujours relatives. Il importe cependant de voir l’esprit séculier, la pensée libre, s’efforçant de se faire jour à travers l’autorité spirituelle, la saper sourdement à l’aide de la machine redoutable qui mine tous les pouvoirs.

L’architecture était au moyen-âge le plus expressif de tous les arts, ce fut elle qui manifesta les premiers symptômes de l’esprit d’indépendance. Jusqu’au XIe siècle, la construction des églises avait été une œuvre hiératique, une espèce de secret des prêtres et des moines. Leurs édifices n’étaient guère que des imitations plus ou moins heureuses, plus ou moins barbares des basiliques italiennes. Le plein cintre lourd et écrasé dominait les fenêtres et les voûtes. Le pilastre cannelé se couronnait d’un chapiteau en arabesques ou en feuillage, corruption du style corinthien : l’art chrétien n’existait pas encore. Cependant se formait dans un coin de l’Europe, dans une île célèbre pour son esprit d’indépendance, et toujours indocile au joug des deux Romes, une société de constructeurs laïques. L’an 926, elle avait rédigé sa charte à York, et dès-lors se répandirent lentement sur le nord ces merveilleux architectes qu’on nomma francs-maçons. Les circonstances favorisèrent leur génie. Long-temps comprimée par la crainte de la fin du monde annoncée pour l’an 1000, l’Europe respira au commencement du XIe siècle, et se rattacha pleine d’espoir à la vie. Aussitôt elle se couvrit d’une foule d’églises nouvelles, comme pour exprimer au Dieu qui l’avait sauvée sa reconnaissance et son bonheur. Il semblait, dit Raoul Glaber, que le monde, rejetant ses vieux lambeaux, s’était couvert d’une blanche et éclatante tunique. Un progrès est la récompense d’un affranchissement. L’architecture prend aussitôt l’essor. À la ligne horizontale, principe de l’art ancien, se substitue la ligne verticale, comme génératrice de tous les ornemens nouveaux. L’édifice monte vers le ciel au lieu de s’élargir complaisamment sur la terre. Le pilier massif fait place à un faisceau d’élégantes nervures ; les colonnes s’amincissent pour paraître s’élancer davantage. De plus, elles se serrent pour exagérer la hauteur en diminuant l’intervalle, et les deux portions de la