Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/795

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes, comme les imprécations de la Camille de Corneille, par le nom odieux de Rome. Quelquefois l’invective passionnée des troubadours redescend au ton malin de la satire, comme dans ces vers de Bertrand Carbonel :

Je vois maint clerc escamoter
Mieux qu’escamoteur ordinaire ;
Il faut de l’argent pour doter
La fillette de leur commère…
Ah ! faux clergé, traître, menteur.
Tu mets le monde en décevante.
Jamais saint Pierre, votre auteur,
Ne tint banque ou comptoir en France.
Mais vous, vils marchands d’indulgence,
Qui n’a d’argent pour faire dons
Doit se passer de vos pardons.

L’histoire de Pierre Cardinal résume fidèlement celle de la poésie provençale. Dans la première partie de sa vie, il ne connut que joyeux déduit ; dans la seconde, il se livra à la satire la plus acerbe. Il s’indigne de voir le preux empereur Frédéric II dépossédé de la Lombardie, le vaillant comte Raymond VII privé du Vivarais ; il n’épargne ni les dominicains, ni les cordeliers, « ni ces ivrognes de Français qui n’effraient pas plus le noble Raymond que la perdrix n’épouvante l’épervier. » Pierre Cardinal parle avec douleur et colère de l’affranchissement des communes, où il ne voit que la ruine des châteaux. La muse des troubadours est chevaleresque et féodale jusqu’à sa dernière heure. Elle a besoin pour vivre de l’air parfumé des cours. Son emportement n’est que de l’amour aigri ; sa satire est un regret.


II.

La féodalité était une institution grande et noble dans son principe. Elle eut cet heureux effet, de rendre à l’Europe, avilie par le despotisme, le sentiment moral, la conscience du droit et du devoir. Quand l’oppressive, mais puissante organisation de l’empire romain fut brisée par l’invasion, quand Charlemagne eut emporté dans la tombe l’unité impossible qu’il avait rêvée entre le monde ancien et les royautés modernes, il y eut un grand vide. Chose étrange et admirable ! l’Europe fut alors gouvernée par une idée. Un sentiment tint la place d’une constitution. Les tribus germaniques avaient apporté de leurs forêts la conscience de la liberté individuelle, le dévouement volontaire de l’homme à l’homme, l’inviolable fidélité au serment, en un mot le culte et souvent la superstition de l’honneur. Aussitôt s’établit comme par enchantement un ordre politique dont l’honneur est le lien, où tout est à la fois dépendant et libre, enchaîné par une parole. La société nouvelle commence par la régénération de l’individu ; la vie locale de toutes les parties du territoire se ranime avec énergie et promet à l’avenir une vie centrale non moins puissante. Pour compléter cette organisation, sur elle plane un idéal nouveau qu’elle doit s’efforcer d’atteindre, le noble rêve de la chevalerie, c’est-à-dire la valeur jointe à la loyauté, la protection du faible par le fort, enfin le culte des femmes exerçant le double empire de la faiblesse et de la beauté.