Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/793

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui, malgré son manteau de vair et de gris, n’en reste pas moins taillable et corvéable de la satire. Ouvrons le poème des Loherains.

« Le duc Begues de Belin[1] regarde derrière lui et voit venir Rigaut, un damoisel fils au vilain Hervis. Il avait les bras gros et les membres fournis, entre les deux yeux une pleine paume tout entière, de larges épaules, une grosse poitrine, des cheveux hérissés, un visage charbonné qu’il n’avait pas lavé depuis six mois, et sur lequel eau ne coula, à moins qu’elle ne tombât du ciel. Begues le voit et lui dit : Vous serez chevalier, si je vis, avant demain, par le corps de saint Denis. »

De quelle bruyante gaieté devaient retentir les vieux manoirs des vrais et antiques barons, quand le trouvère traçait ce grotesque portrait du vilain anobli ! C’est la première satire contre les parvenus. Je ne puis m’empêcher de remarquer cette taille athlétique, ces grossières, mais colossales proportions que la poésie chevaleresque prête à l’enfant du peuple ; elle a beau en rire, on dirait presque qu’elle en a déjà peur. Du reste, cette moquerie n’a rien d’acerbe ni de méchant. Jehan de Flagy n’attaque qu’à armes courtoises ; c’est de sa part un jeu, non un combat. Bien plus, sous cette rude enveloppe dont il a revêtu le vilain, il met un bon sens narquois qui raille à son tour les coutumes des chevaliers. Écoutons l’armement de Rigaut :

« Sire, vous m’avez dit que je serais chevalier sans répit. — Vous le serez, répond le Loherain. Allez seulement vous baigner un petit, et vous aurez et le vair et le gris. — À la maleure ! dit Rigaut. Quoi ! pour votre vair et votre gris il faut que j’aille me baigner et rafraîchir ? Je ne suis tombé ni dans la fange ni dans la poussière. Je n’ai que faire de vos manteaux de fourrure ; mon père Hervis a bien assez de bure. »

Cependant le duc insiste, Rigaut se laisse faire ; puis on lui met sur les épaules un riche manteau et une pelisse d’hermine qui traîne d’un pied et demi derrière ses talons.

« Rigaut le voit ; pas trop ne lui sourit. Il aperçoit un damoiseau choisi qui porte un couteau pour servir les chevaliers. Il lui demande ce couteau et coupe un pied et demi de son manteau traînant. — Pourquoi l’as fait, beau fils ? lui dit Hervis. C’est la coutume ainsi qu’un nouveau chevalier laisse traîner derrière lui et le vair et le gris. — Rigaut répond : Cette coutume est folle. Maintenant je puis mieux courir, me lever et sauter. — Le roi s’écria : Par mon chef, il dit vrai ! »

C’est bien pis quand le duc lui donne la colée, qui n’était pas encore une sentimentale accolade, mais un bon soufflet sur la nuque. « Peu s’en faut qu’il n’enrage vif : il met la main à sa bonne épée d’acier, et la tire un grand pied et demi. » Rigaut aurait grand besoin qu’on lui lût l’Ordène de chevalerie. Son mécontentement comique contre des cérémonies déjà peu comprises est la protestation satirique du bon sens populaire à la fois moqué et moqueur.

La satire féodale se montre donc d’abord enveloppée dans la chanson épique. Dans toutes les littératures, l’épopée semble avoir précédé et embrassé les autres

  1. Nous serons plus d’une fois forcé d’altérer dans nos citations la langue de nos poètes, afin d’en faciliter la lecture. On nous pardonnera ces altérations ; ce n’est pas au point de vue de la philologie, mais au point de vue de l’histoire, que nous nous plaçons ici.