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de transactions de tout genre sur des droits réels ou personnels, resta inégale suivant les lieux et diversifiée à l’infini.

Et pourtant cette masse d’affranchis encore attachés au domaine par quelque lien et tout au moins soumis à la juridiction seigneuriale, cette population, qui ne relevait point immédiatement de la puissance publique, pouvait déjà compter parmi les forces vives de la nation ; elle était comme un corps de réserve imbu de l’esprit patriotique, et capable d’un élan spontané de vigueur et de dévouement. C’est ce qu’on vit, lorsque la défaite d’Azincourt, plus funeste que celle de Poitiers, eut amené pour la France une série de revers où la noblesse, la bourgeoisie, la royauté elle-même, ne surent que reculer pas à pas jusqu’à la honte d’un traité qui léguait la couronne et livrait le pays à un prince étranger. Paris, dans un accès de faiblesse et d’égarement, avait ouvert ses portes et fêté le triomphe des Anglais ; le royaume était conquis jusqu’à la Loire, où Orléans, dernier boulevard des provinces encore libres, soutenait contre l’armée d’invasion une lutte désespérée, qui semblait être le dernier souffle de l’énergie nationale. On sait quel secours presque miraculeux vint alors à cette ville et au royaume, ce que fut Jeanne d’Arc, ce qu’elle fit, et comment, par elle et à son exemple, une émotion de pitié et de colère, l’amour de la commune patrie, la volonté de s’unir tous et de tout souffrir pour la sauver, remonta des derniers rangs populaires dans les hautes classes de la nation.

Du long et pénible travail de la délivrance nationale sortit un règne dont les principaux conseillers furent des bourgeois, et le petit-fils de Charles V reprit et développa les traditions d’ordre, de régularité, d’unité, qu’avait créées le sage gouvernement de son aïeul. Charles VII, roi faible et indolent par nature, occupe une grande place dans notre histoire, moins par ce qu’il fit de lui-même que par ce qui se fit sous son nom ; son mérite fut d’accepter l’influence et de suivre la direction des esprits les mieux inspirés en courage et en raison. Des ames et des intelligences d’élite vinrent à lui, et travaillèrent pour lui, dans la guerre, avec toutes les forces de l’instinct patriotique, dans la paix, avec toutes les lumières de l’opinion nationale. Un fait déjà remarqué et très digne de l’être, c’est que cette opinion eut pour représentans, et le roi pour ministres, des hommes sortis des classes moyennes de la société d’alors, la petite noblesse et la haute bourgeoisie. Au-dessus de tous leurs noms dominent les noms roturiers de Jacques Cœur et de Jean Bureau, l’un formé à la science de l’homme d’état par la pratique du commerce, l’autre qui cessa d’être homme de robe pour devenir, sans préparation, grand-maître de l’artillerie, et faire le premier, de cette arme encore nouvelle, un emploi habile et méthodique[1]. L’esprit

  1. Deux frères Bureau siégeaient dans le conseil de Charles VII ; ses autres conseillers bourgeois furent Jean Jouvenel ou Juvénal, Guillaume Cousinot, Jean Rabateau, Étienne Chevalier et Jean Leboursier.