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chaque jour en actes inouis, révoltans. Jamais servitude pareille ne pesa sur un peuple. On se sert des Dyaks comme de bêtes de somme, sans les rétribuer, sans même les nourrir ; on les rançonne à tout propos, on pille leurs biens, on les force à cueillir pour d’autres les fruits des arbres qu’ils ont plantés ; on leur impute des fautes qu’ils n’ont point commises, afin de les condamner à l’amende. Quelquefois un Malais prête à un Dyak une petite somme d’argent à des intérêts incroyables, à 50 pour 100 par mois ; la somme se grossit rapidement, et le pauvre emprunteur ne peut plus la rembourser. Le créancier le saisit alors, lui, sa femme, ses enfans ; il les oblige à travailler comme esclaves jusqu’à parfaite libération, c’est-à-dire à perpétuité, car le produit du travail n’égale presque jamais l’intérêt usuraire de la dette. Un jeune chef dyak dépeignait un jour le malheur de sa tribu en des termes mélancoliques et touchans. « Il y a quelques mois, disait-il, nous vivions heureux au bord de cette rivière ; l’oppression des Malais ne nous avait pas encore atteints. Nos enfans grandissaient sous nos yeux ; nous avions du riz en abondance, des arbres fruitiers par centaines et des animaux domestiques autour de nos chaumières. Tout ce qu’on nous demandait, nous le donnions aux rajahs, et il nous en restait encore assez. Aujourd’hui nous n’avons plus rien : les Malais ont lancé contre nous les gens de Sadong et les Sakarrans. Les pirates ont brûlé nos maisons, détruit nos propriétés, coupé nos arbres, tué nos frères, emmené en esclavage nos femmes et nos enfans. Nous pouvons relever nos toits abattus et cultiver de nouveau nos plaines incendiées ; mais qui nous rendra nos femmes ? Où trouverons-nous nos enfans ?… »

Le peuple qui opprime ainsi toute une race n’est cependant pas un peuple sanguinaire. Fier de la demi-civilisation d’un mahométisme dégénéré, il croit à l’infériorité originelle des Dyaks, comme les Ovas de Madagascar à celle des Sakalaves, comme, au sein de la civilisation européenne, l’Angleterre à l’infériorité de l’Irlande. Les voyageurs ont presque toujours jugé le caractère des Malais de Borneo d’après ceux qui vivent sur les côtes sous la dépendance immédiate des rajahs, et qui sont les ministres et les complices de leurs exactions. Les documens recueillis par M. Brooke et publiés par le capitaine Keppel nous présentent les Malais de l’intérieur sous un aspect différent. Simples dans leurs habitudes, ces peuples sont gais, intelligens, hospitaliers et doux ; ils comptent moins de crimes parmi eux que la plupart, des autres nations du monde. Ils aiment passionnément leurs enfans ; les liens de famille sont vénérés et se maintiennent intacts durant plusieurs générations. Peu disposés à l’enthousiasme, ils semblent toujours craindre de paraître surpris de ce qu’ils voient pour la première fois. Ils redoutent beaucoup la honte et s’emportent à la moindre idée d’un affront ; ce qu’ils craignent surtout dans un acte coupable, c’est la publicité.