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personnes. Muda-Hassim s’y était rendu pour réprimer des tribus soulevées ; son caractère faible, craintif, sa mollesse et son irrésolution faisaient présager à la guerre une lenteur excessive. Si la lutte devait être lente, elle devait aussi être impitoyable, car les peuplades de l’île ne comprennent pas qu’on épargne un ennemi vaincu. On tue le prisonnier désarmé, on lui coupe la tête, on réduit sa femme et ses enfans en esclavage, voilà leur droit des gens. La situation n’était pas mauvaise pour un étranger entreprenant qui désirait se rendre utile, afin d’avoir quelque chose à réclamer en retour de ses services.

Depuis son départ d’Angleterre, et surtout depuis son arrivée à Borneo, M. Brooke a tenu avec beaucoup de soin un journal de ses actes, de ses excursions, de ses efforts, de ses progrès, des renseignemens qu’il recueille lui-même sur l’île où il s’est établi, et des mille incidens de son élévation. Ces mémoires, rédigés jour par jour, ont le défaut ordinaire des écrits de cette nature, celui de se répéter souvent et quelquefois de se contredire. Ils n’en offrent pas moins un intérêt soutenu, et ils abondent en détails curieux[1]. Nous voyons M. Brooke, en débarquant à Sarawak, cacher avec soin tout dessein ambitieux et de nature inquiétante. Il venait seulement, disait-il, pour nouer des rapports commerciaux utiles au pays. Il sut plaire au rajah, il en fut bien traité, et reçut la permission de visiter le territoire environnant. Avant de s’engager davantage, M. Brooke, en homme d’affaires prudent et avisé, voulait connaître les ressources du pays. Une fois éclairé sur les richesses naturelles du sol et la salubrité du climat, il retourna à Singapore préparer les moyens de son entreprise. Le rajah l’avait vu partir avec chagrin, et après en avoir obtenu la promesse qu’il reviendrait bientôt. L’aventurier revint, en effet, au mois d’août 1840, amenant, avec le Royalist, un autre navire qu’il avait frété, le Swift. La guerre avec les peuplades soulevées durait encore. Muda-Hassim était inquiet, car il venait de recevoir, par un officier de Borneo, l’ordre du sultan de prendre des mesures plus actives, et d’en finir avec la révolte. M. Brooke, laissant pressentir combien le concours de son équipage et de son expérience serait utile, n’eut pas de peine à le faire souhaiter ; mais il n’entendait pas prêter son appui gratuitement, sans une récompense ample et certaine. Par un mélange habile de flatteries, d’offres et de refus, qu’il n’avoue pas toujours formellement dans ses mémoires, il amena le rajah à lui promettre le gouvernement de la province, s’il voulait embrasser sa cause.

Muda-Hassim agissait à contre-cœur, sous le poids d’une nécessité

  1. Le capitaine Henry Keppel les a reproduits en grande partie dans sa publication, dont ils forment plus de la moitié.