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Le baron des Adrets alla ensuite se placer de l’autre côté du fleuve pour jouir en silence du plaisir qu’il venait de se ménager. Debout dans l’ombre, seul sur la rive, il vit d’abord le trouble causé parmi les danseurs à l’arrivée de La Coche et de ses acolytes ; il vit les danses s’interrompre un instant, puis reprendre ; il vit desceller la lourde balustrade du balcon qui, livrée à son propre poids, roula et s’abîma dans le Rhône ; il vit les danseurs effarés et les danseuses à demi mortes entrelacés, poussés de place en place par les lances des soldats de La Coche, arriver en dansant jusqu’au bord du balcon privé de son appui ; il les vit tournoyer et se précipiter dans le fleuve ; il entendit leurs cris d’épouvante au milieu des sons de la musique du bal, qui ne cessait pas, qui, loin de cesser, redoublait d’animation et de gaieté ; il vit même mieux qu’il n’espérait. Le délicieux La Coche trouva en effet dans son imagination de quoi ajouter aux ordres de son maître. Voici ce qu’il y ajouta. Rien que de très simple. A mesure que les danseurs et les belles danseuses passaient devant lui pour se rendre sans s’arrêter au bord du funeste balcon, il mettait le feu à leurs habits, en sorte que ces malheureux, qui tournaient toujours sous la menace des lances, irritaient la flamme attachée à leurs soies, à leurs dentelles, à leurs rubans, et tombaient comme des torches vivantes dans l’onde rapide qui les emportait.

Ce tableau d’une si terrible originalité se détachait sur un fond d’incendie, car Valence brûlait, et le baron, qui l’admirait avec une indicible volupté, se tenait dans l’ombre de l’autre côté du fleuve.

Après la mort tragique de La Mothe-Gondrin, des Adrets revêt le commandement en cumulant deux fonctions suprêmes que ces horribles temps pouvaient seuls réunir. Ces titres étaient ceux-ci : François de Beaumont, gouverneur et lieutenant-général du roi en Dauphiné ; et lieutenant de monseigneur le prince de Condé. Être à la fois le général des deux adversaires, de deux ennemis acharnés, cela passe toute croyance ; cela est pourtant et s’explique. Condé voulait exterminer les catholiques, Catherine de Médicis voulait anéantir les partisans du duc de Guise, qui étaient aussi catholiques. Des Adrets, en servant Condé et Médicis, disait d’abord à Condé : Je tue les catholiques, non pour le service du roi, mais pour vous être agréable ; et au roi, ou à Médicis, il pouvait également dire : Je tue les catholiques, non pas pour être agréable à M. de Condé, mais afin de vous prouver mon zèle à servir votre haine pour M. de Guise. En attendant, il ne faisait du bien qu’aux protestans. Au fond, des Adrets ne fut jamais qu’un fou sinistre, qu’un habile général odieusement maniaque ; ce qui ne l’empêchait pas cependant de s’exprimer ainsi en tête de ses ordonnances : A tous vrais fidèles sujets du roi, notre souverain et naturel seigneur, associés en la