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remonte vers le plateau ? Parbleu ! c’est le petit capitaine La Coche, se dit le baron des Adrets ; il a tué l’ours ! En effet, soit que l’ours eût fait matelas sur cet autre matelas de neige, soit que l’heure du capitaine La Coche ne fût pas encore venue, il revenait en essuyant le sang de son coutelas avec de la neige.

— C’est toi, La Coche ?

— C’est moi, baron… puisque ce n’est pas l’ours.

— Tu as donc tué l’ours ? Eh bien ! j’en suis bien aise…

Le capitaine La Coche retenait sa colère.

— Il paraît pourtant que vous n’avez rien voulu faire pour me procurer cet agrément.

— La Coche, que c’est beau un homme qui tombe à pic d’une montagne !

Il y avait de quoi être surpris de ce motif d’admiration.

— C’est beau, dites-vous, baron… vous plaisantez…

— C’est superbe !

— Je ne m’en serais pas douté, murmura La Coche en se tâtant encore pour s’assurer que c’était bien lui.

— C’est un spectacle dont je veux encore te régaler un jour, La Coche.

— Tâchez seulement que je ne sois plus que spectateur, répliqua La Coche, ne comprenant encore rien à ce plaisir.

C’est à la physiologie d’expliquer la singulière passion du baron des Adrets pour ces chutes épouvantables. Quel appétit réclamait en lui la satisfaction de ce besoin monstrueux de voir des hommes lancés d’une grande hauteur se briser les os en tombant ? La science a-t-elle une réponse suffisante à cette question ? Est-ce de la folie ? mais n’est-ce que de la folie ? Est-ce de la cruauté ? mais n’est-ce que de la cruauté ? Du reste, si l’on doute que cette maladie d’esprit ait existé chez cet homme d’une si mémorable férocité, on n’a qu’à nous suivre dans le récit de son histoire.

Le baron des Adrets avait pour oncle Boutières, général de l’armée de Piémont et ancien compagnon de Bayard. Las de chasser l’ours dans les montagnes, il alla trouver Boutières, alors à Turin, et il obtint de lui le commandement de la partie de la garnison formée de la légion du Dauphiné. La Coche se retira dans le hameau de ce nom, auquel il devait son titre de noblesse, en attendant le retour de son protecteur et de son ami. La séparation ne fut pas longue. Boutières, par suite d’intrigues de cour, ayant perdu en 1544 la faveur de François Ier, résigna son emploi de général et rentra dans le Dauphiné avec son neveu.

Une maladie dont il faillit mourir retint pendant trois ans au château de la Frette le baron des Adrets, empêché par cette raison de se trouver à la grande bataille de Cérisolles, où son oncle Boutières se conduisit